Introduction
La surcharge informationnelle – qu’on appelle aussi surinformation ou infobésité – désigne un excès d’informations qu’une personne ne peut absorber ou traiter sans se porter préjudice
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Plus récemment, le terme infodémie a émergé pour décrire l’« épidémie » d’informations (vraies ou fausses) qui accompagne notamment une crise sanitaire, rendant difficile l’identification des faits essentiels
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On parle également de brouillard informationnel pour illustrer l’état de confusion créé par un trop-plein d’informations, un phénomène déjà décrit il y a plusieurs siècles. En 1613, par exemple, un écrivain anglais notait que la « multiplicité des livres » surchargeait le public au point de le rendre « incapable de digérer l’abondance de matières oiseuses quotidiennement éclose et répandue dans le monde »
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Si l’excès d’information n’est pas nouveau, l’ère du numérique a démultiplié son ampleur : à l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu, nous faisons face à un flot incessant de données d’une volumétrie et d’une rapidité sans précédent
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Ce déluge informationnel soulève de nombreux effets psychologiques, cognitifs, comportementaux et sociaux que nous analyserons ci-dessous, avant d’ouvrir sur la question de la manipulation de l’information et des moyens de s’en prémunir.
Un flot continu du numérique aux médias traditionnels
Plusieurs évolutions technologiques et médiatiques expliquent la croissance de cette infobésité. D’une part, la multiplication des canaux d’information – presse écrite, radio, télévision 24h/24, puis sites web, notifications de smartphone et flux des réseaux sociaux – expose les individus à des sources d’information démultipliées. Internet et les moteurs de recherche donnent accès en quelques clics à d’innombrables contenus autrefois difficiles d’accès. Sur les réseaux sociaux, chaque utilisateur peut devenir émetteur d’information, alimentant un torrent de nouvelles mises à jour en continu. Par ailleurs, le modèle économique de l’Internet incite à capter notre temps d’attention maximal : sous une apparence de gratuité des services, l’utilisateur « fournit en échange […] son attention et de l’info-monnaie, des informations sur lui-même »
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Les géants du Web rivalisent d’algorithmes pour retenir l’internaute le plus longtemps possible, via des contenus personnalisés, des notifications incessantes et des fils d’actualité sans fin – ce que certains décrivent comme une véritable course à l’attention. Dans ce contexte, la qualité de l’information tend à souffrir de la quantité. La priorité donnée à la vitesse de publication plutôt qu’à la vérification se traduit par une uniformisation des contenus (par exemple, 64 % des actus en ligne sur les sujets chauds ne seraient que du copié-collé d’agence)
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Cet écosystème “à flux tendu” peut submerger l’individu sous des masses de données hétérogènes, bien au-delà de ce qu’un cerveau humain peut gérer sereinement.
Effets cognitifs : attention, mémoire et prise de décision
Un excès d’informations surcharge nos capacités cognitives limitées, entraînant plusieurs effets négatifs :
- Saturation de l’attention et de la mémoire : Bombardé de stimuli, le cerveau peine à se concentrer. Chaque sollicitation (email, notification...) interrompt le fil de pensée et requiert du temps pour se reconcentrer (jusqu’à plus d’une minute en moyenne après chaque interruption)
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À la longue, cette fragmentation réduit la mémoire et la compréhension en profondeur. Des études montrent même qu’une personne très distraite par des messages voit son quotient intellectuel temporaire chuter de 10 points, soit davantage qu’après une nuit blanche ou sous l’effet du cannabis
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En somme, trop d’infos peuvent littéralement nous rendre « plus bêtes », en empêchant le cerveau de traiter correctement chaque donnée. Des neuroscientifiques observent d’ailleurs qu’une surcharge prolongée s’accompagne d’une baisse de l’activité mentale et freine le renouvellement des neurones, surtout lorsque l’individu ressent du stress ou de l’anxiété face à ce trop-plein
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- Difficultés de réflexion et de décision : Submergé d’informations, on peine à faire le tri et à analyser posément. Les données arrivent en flux continu plutôt qu’en ensemble structuré, ce qui complique la synthèse. Il en résulte souvent une indécision ou une prise de décision de moindre qualité. Des cadres en entreprise témoignent qu’entourés d’informations abondantes, parfois contradictoires, ils perdent confiance en leurs choix
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En situation de brouillard informationnel, on constate ainsi un retard dans la prise de décision et une dégradation de sa qualité
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Ce phénomène est reconnu par les chercheurs en gestion : lorsque les informations sont trop nombreuses et complexes, et que certaines se contredisent, la décision qui en découle ne peut qu’être de moins bonne qualité, le décideur n’ayant ni le temps ni les ressources cognitives pour tout traiter
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De plus, confrontés à trop d’options ou de sources, nous risquons le “paradox of choice”, c’est-à-dire de ne plus rien choisir du tout par paralysie analytique.
- Illusion du multitasking : Face à la profusion de tâches et d’informations, beaucoup tentent de tout faire en même temps – répondre à un email en lisant des actus et en écoutant une réunion, par exemple. Or, de nombreuses études confirment que le multitâche est un mythe contre-productif. Plutôt que de mener plusieurs activités simultanément, le cerveau effectue des allers-retours rapides d’une tâche à l’autre, au prix d’une grande inefficacité. On estime qu’une personne multitâche peut perdre jusqu’à 40 % de son temps productif dans ces frictions cognitives
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La fragmentation permanente de l’attention inhibe la créativité et la pensée critique, car l’esprit n’a plus le loisir de “creuser” un sujet sans être dérangé
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Effets psychologiques : stress, anxiété et fatigue mentale
Le trop-plein d’information a des impacts tangibles sur la santé mentale. Parmi les effets psychologiques les plus fréquemment observés :
- Stress et anxiété : Ne pas arriver à tout lire, tout suivre, sentir qu’on « n’y arrive pas » génère un stress important. En 2023, près de 46 % des Français déclaraient souffrir directement d’une surcharge informationnelle, avec du stress et de l’anxiété à la clé
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L’infobésité s’accompagne d’un sentiment d’urgence permanente (il “faut” répondre tout de suite, se tenir à jour en continu), ce qui maintient le système nerveux en alerte constante. À terme, cette surexcitation anxiogène peut mener à des troubles psychosomatiques (tensions, maux de tête) et alimenter un état d’inquiétude diffus. Les chercheurs parlent d’information anxiety, lorsque l’excès d’infos devient une source d’angoisse en soi.
- Fatigue cognitive et troubles du sommeil : Le cerveau saturé en fin de journée peut éprouver une véritable fatigue décisionnelle – on n’a plus l’énergie mentale pour le moindre choix, d’où une tendance à l’épuisement. 54 % des Français se disent aujourd’hui “fatigués de l’information”, dont 39 % « très fatigués » d’en consommer autant chaque jour
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Cette charge mentale peut perturber le repos : les troubles du sommeil sont un symptôme fréquent, liés soit à l’hyperstimulation (difficulté à “déconnecter” le flot de pensées le soir) soit à l’anxiété évoquée plus haut. Ne pas réussir à tout traiter entraîne aussi un sentiment de culpabilité ou d’insatisfaction, qui mine le bien-être psychologique.
- Déprime et découragement : À plus long terme, la surcharge informationnelle peut conduire à un découragement vis-à-vis de l’information elle-même. Ne plus savoir démêler le vrai du faux, être sans cesse confronté à des nouvelles négatives ou contradictoires, peut donner l’impression d’un monde chaotique et dépasser les individus. Certains développent une forme d’apathie ou de perte de sens : l’information, pléthorique, ne leur apporte plus de valeur et devient synonyme de frustration. D’après une étude, ce trop-plein entraîne souvent une « perte de sens, se traduisant concrètement par des signes de désengagement et un manque de curiosité »
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Dans les cas extrêmes, on observe de véritables épisodes dépressifs ou burn-out liés à cette surexposition (notamment chez les professionnels soumis à un flux d’infos intense au travail)
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Le fait de se sentir continuellement dépassé par l’information peut saper l’estime de soi et le sentiment de contrôle, deux ingrédients protecteurs de la santé mentale.
Effets comportementaux : surcharge, addictions et rejet de l’info
Sous l’effet de l’infobésité, les individus adaptent (souvent involontairement) leur comportement. On peut distinguer deux réactions apparemment opposées, mais toutes deux symptomatiques d’un malaise face à la surinformation : d’un côté, l’hyperconnexion compulsive, de l’autre, le retrait ou l’évitement de l’information.
- Addiction à l’information et FOMO : Beaucoup développent une forme de dépendance aux flux d’infos, incapable de décrocher de leur fil d’actualité ou de leurs messages. Cette compulsion est souvent nourrie par le FOMO (Fear of Missing Out), la peur de rater une information importante. Plus de la moitié des jeunes adultes admettent se sentir anxieux s’ils n’ont pas accès à leur téléphone en permanence
On parle de nomophobie (no mobile phobia) pour décrire cette angoisse de rester déconnecté, qui pousse à vérifier sans cesse ses notifications. Les smartphones deviennent ainsi de véritables « béquilles digitales » qui permettent de combler immédiatement la crainte de manquer une nouvelle
Ce comportement boulimique (parfois qualifié d’info-dépendance) s’apparente à une addiction comportementale : la consultation compulsive d’infos active les circuits de récompense (petite montée de dopamine à chaque nouveauté), renforçant le geste de rafraîchir le fil encore et encore. Hélas, ce surplus d’écran et d’informations finit par épuiser l’individu : on a parlé de fatigue Zoom pour décrire l’épuisement des visioconférences en chaîne, et plus largement d’“infobésité” qui conduit à la léthargie
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- Brouillard informationnel et hypervigilance : Chez certains, l’excès d’infos provoque au contraire un état d’hypervigilance inquiète. Conscients que des informations cruciales peuvent se perdre dans la masse, ils redoublent d’efforts pour tout scruter. Ce comportement se traduit par une consommation boulimique de médias (scrolling frénétique des réseaux, multiplication des sources suivies, etc.), combinée à une méfiance généralisée : rien ne garantit qu’on n’a rien raté, donc il faut rester en alerte. On retrouve là encore la patte du FOMO, mais teinté d’une dimension presque obsessionnelle. Paradoxalement, cette veille excessive n’améliore pas la compréhension – au contraire, l’individu hypervigilant s’enfonce dans le brouillard informationnel, noyé sous des détails parfois contradictoires, ce qui accentue son sentiment d’urgence à surveiller encore plus. C’est un cercle vicieux : plus on consomme d’infos pour se rassurer, plus on en découvre de nouvelles potentiellement alarmantes ou confuses, ce qui entretient l’angoisse.
- Désengagement et détox : À l’opposé, un nombre croissant de personnes choisissent de se détourner des actualités pour protéger leur santé mentale. Ce phénomène d’exode informationnel s’est accentué ces dernières années : saturés par des médias jugés anxiogènes et répétitifs, de plus en plus de citoyens « débranchent » partiellement
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Concrètement, cela peut signifier éviter les journaux télévisés, se déconnecter des réseaux sociaux ou filtrer drastiquement les sources consultées. Certains adoptent des stratégies de digital detox : surveillance du temps d’écran, désactivation des notifications, plages horaires sans téléphone, etc. D’après une étude récente, la proportion de Français limitant ainsi volontairement leur consommation d’info a augmenté de 8 % en un an
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L’objectif est de retrouver un équilibre, en consommant moins d’information mais de meilleure qualité, et en sélectionnant des sources jugées fiables plutôt que de subir un flux subi
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Ce comportement traduit une prise de conscience que l’infobésité peut être toxique, au même titre que la « malbouffe » : on essaie alors de faire un régime informationnel pour préserver son bien-être. Néanmoins, ce retrait pose un dilemme : en se coupant de l’actualité pour se protéger, on risque aussi de manquer des informations importantes pour la vie citoyenne ou personnelle. C’est pourquoi l’enjeu est de trouver un juste milieu, et non de sombrer dans l’abstinence totale d’information.
Effets sociaux : de la désinformation à la défiance collective
Au-delà des individus, la surcharge informationnelle a des répercussions sur la société dans son ensemble et le fonctionnement collectif :
- Propagation des rumeurs et désinformation : Dans un univers saturé d’infos, il devient plus difficile de distinguer le vrai du faux, ce qui profite à la désinformation. Un volume massif de messages circulant en permanence offre un terreau fertile aux fake news, qui peuvent se disséminer rapidement avant même d’être démenties. L’Organisation mondiale de la Santé a alerté dès 2020 sur cette « infodémie » contemporaine, où les informations trompeuses se propagent comme un virus, à grande échelle, compliquant la gestion des urgences sanitaires
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Ce constat s’applique aussi aux crises politiques et aux conflits : en période de guerre, un brouillard informationnel épais peut être entretenu (par la multiplication de versions contradictoires, de propagande, de fuites partielles) afin de semer la confusion dans l’opinion publique
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Lorsque les faits avérés, les rumeurs infondées et les opinions biaisées se mélangent dans l’espace médiatique, le public perd ses repères et l’accès à une information fiable devient ardu
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Les conséquences concrètes peuvent être graves : ainsi, en Iran au début de la pandémie de Covid-19, 44 personnes sont mortes après avoir suivi une fausse rumeur (boire de l’alcool toxique pour prétendument se protéger du virus) – un drame lié directement à la circulation d’une mauvaise information dans un contexte d’infodémie
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Ce pouvoir de nuisance de la désinformation est démultiplié par la surcharge informationnelle, qui agit comme un amplificateur de la rumeur.
- Polarisation et bulles de filtres : L’avalanche d’informations, combinée aux algorithmes personnalisés, tend également à fragmenter l’espace public. Chaque individu, submergé, va naturellement se tourner vers les sources qui l’attirent ou le confortent, souvent au détriment d’une vision globale. Les plateformes numériques renforcent ce biais en enfermant l’internaute dans des bulles de filtres qui « confirment ses points de vue [et] confortent ses croyances »
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Ainsi, au sein de la surabondance, chacun peut n’accueillir qu’une portion biaisée de l’information, ce qui accentue la polarisation des idées. On l’a vu aux États-Unis avec certaines chaînes d’opinion ou groupes Facebook : face à un volume colossal d’actualités, les publics se réfugient dans des silos idéologiques, où le flot d’infos sert à renforcer un narratif unique (parfois complotiste) plutôt qu’à croiser les perspectives. Cette polarisation affaiblit le débat public : il devient ardu d’établir des faits partagés ou un socle commun de réalité lorsque chaque groupe navigue dans son écosystème informationnel distinct. En outre, la course à l’attention favorise les contenus émotionnels et simplistes – plus viraux – au détriment des analyses nuancées. Le résultat est une conversation sociale plus clivante, prompte à l’indignation et à la réaction épidermique, dans laquelle la désinformation peut se répandre d’autant plus vite.
- Défiance envers les médias et les institutions : À force d’être exposé à trop d’informations contradictoires ou décevantes, le public développe une forme de défiance généralisée. Une partie croissante des citoyens ne fait plus confiance aux médias traditionnels pour “faire le tri”, et bascule vers des sources alternatives (sites partisans, chaînes YouTube non vérifiées, etc.)
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En France, l’intérêt pour les chaînes d’info en continu a ainsi chuté ces dernières années (-11 points), tandis que des canaux complotistes gagnent en audience
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Ce glissement alimente un cercle vicieux : saturé d’infos, le public se méfie des journalistes, cherche des explications simples ailleurs, où il trouve parfois des contenus tendancieux qui renforcent sa méfiance envers les sources officielles. La crise de confiance s’étend alors aux institutions politiques ou scientifiques, accusées soit de noyer le poisson dans un jargon technique, soit de cacher des choses au milieu du brouhaha. Ce climat rappelle l’ère de la “post-vérité”, où les faits objectifs comptent moins que l’adhésion à un récit – une ère en partie permise par l’océan d’informations dans lequel chacun peut piocher sa vérité. Par exemple, lors de la pandémie de Covid-19, l’infodémie a vu fleurir des discours antivaccins très virulents : noyés sous des masses d’arguments hétéroclites, certains citoyens ont perdu confiance dans la parole médicale officielle, ce qui a compliqué la campagne vaccinale. De manière générale, lorsque l’information épuise au lieu d’éclairer, le risque est que les citoyens se détournent de la vie publique. Une enquête de 2024 indique que seulement 33 % des personnes estiment que l’information qu’ils reçoivent les aide à prendre des décisions réfléchies (par exemple lors d’un vote)
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Autrement dit, deux tiers n’y voient plus qu’un bruit stérile, ce qui pose un problème démocratique majeur.
Conclusion : vers une écologie de l’information
La surcharge informationnelle, exacerbée par les outils numériques, affecte profondément nos esprits et notre société. Du stress individuel à la déstabilisation collective, ses impacts sont multiples et souvent insidieux. Face à ce constat, un double effort s’impose : mieux armer les citoyens et responsabiliser les émetteurs d’information. D’une part, chacun peut apprendre à mieux gérer son “régime” informationnel – en sélectionnant des sources fiables, en limitant les consultations incessantes et en exerçant son esprit critique pour ne pas se laisser submerger. D’autre part, les médias, plateformes et institutions ont un rôle clé pour endiguer l’infobésité maligne : cela passe par la vérification des faits, la modération des fausses nouvelles, la mise en contexte des données et la valorisation de la qualité sur la quantité. Il en va non seulement du bien-être mental de chacun, mais aussi de la santé démocratique de nos sociétés. Dans un monde où l’on peut noyer une vérité sous un flot de mensonges, la maîtrise de l’information devient un véritable enjeu citoyen. Renforcer l’éducation aux médias, encourager la “sobriété numérique” et instaurer un droit à la déconnexion ne sont que quelques pistes pour éviter que le trop-plein d’information ne se transforme en arme de manipulation massive. En préservant notre attention – cette ressource rare à l’ère de l’infobésité
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– nous pourrons reconquérir une relation plus sereine et éclairée à l’information, au service de l’individu et du bien commun.