📌 La guerre cognitive : biais cognitifs et stratégies de manipulation

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Souad
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📌 La guerre cognitive : biais cognitifs et stratégies de manipulation

Message par Souad »

La guerre cognitive : biais cognitifs et stratégies de manipulation

La guerre cognitive désigne l’ensemble des opérations d’influence qui visent à manipuler la perception et la pensée d’un groupe ou d’un adversaire, en exploitant les ressorts de la psychologie humaine et des technologies de l’information. Autrement dit, il s’agit de « gagner la guerre avant la guerre », en obtenant l’adhésion ou la résignation de l’adversaire sans combat direct​ (larevuedhistoiremilitaire.fr). Cette forme de conflit, mise en lumière par les travaux en sciences cognitives, cherche à corrompre les mécanismes de pensée et à altérer la capacité de décision de la cible de manière durable (​polytechnique-insights.com). Elle s’appuie pour cela sur des outils modernes (réseaux sociaux, médias, marketing sensoriel, etc.) et sur la connaissance fine des biais cognitifs qui orientent inconsciemment nos décisions.

Concepts clés et évolution historique de la guerre cognitive

La manipulation de l’information et des esprits n’est pas un phénomène nouveau. Dès l’Antiquité, stratagèmes et ruses étaient employés pour démoraliser ou tromper l’ennemi – on pense au cheval de Troie ou aux maximes de Sun Tzu prônant de vaincre l’ennemi sans livrer bataille. Plus près de nous, la propagande moderne émerge au XX^e siècle : durant la Première Guerre mondiale, les États mettent en place des offices de propagande pour rallier l’opinion à l’effort de guerre, inaugurant l’ère de la persuasion de masse. Si la propagande pouvait initialement avoir un sens neutre (diffuser des idées, socialiser le débat politique), son utilisation intensive pendant les deux guerres mondiales lui a valu de devenir synonyme de manipulation​. Philippe Breton la définit alors comme le fait « d’entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement, sans que cette personne sache qu’il y a eu effraction » (mundaneum.org).

Au cours du XXème siècle, les régimes totalitaires ont illustré jusqu’à la caricature la puissance d’une guerre cognitive menée à l’échelle d’une société tout entière. Dans l’Allemagne nazie ou l’URSS stalinienne, la propagande était omniprésente dans tous les domaines (éducation, culture, médias, art…), martelant sans relâche le message officiel pour façonner les perceptions et contrôler les comportements des masses​ (mundaneum.org)​. Joseph Goebbels, ministre de la Propagande d’Hitler, qualifiait la radio de « l’instrument le plus moderne et le plus important pour influencer les masses », illustrant l’importance stratégique des médias de l’époque. Le conditionnement idéologique était tel que toute pensée dissidente était étouffée, permettant au pouvoir en place d’« assujettir complètement les individus ». La Guerre froide, elle, a constitué un affrontement prolongé sur le terrain de l’information et des idées : chaque bloc cherchait à gagner la bataille des cœurs et des esprits par la propagande, la désinformation et l’influence culturelle, sans confrontation militaire directe.

Avec la révolution numérique et l’avènement des réseaux sociaux au XXI^e siècle, la guerre cognitive a pris une nouvelle dimension. L’hyperconnexion de nos sociétés offre un terrain fertile pour des campagnes d’influence à grande échelle, où l’attention et les émotions des individus deviennent des cibles privilégiées (​veillemag.com). On assiste à un « flot incessant d’émotions » diffusé en continu, qui peut modeler des comportements collectifs et abolir le raisonnement critique​ (veillemag.com). Les puissances étrangères, groupes extrémistes ou même acteurs économiques peuvent désormais, via quelques clics, toucher l’opinion publique d’un pays rival, y semer la confusion ou orienter des décisions politiques. Ainsi, la guerre cognitive s’impose aujourd’hui comme le prolongement de la guerre de l’information, avec pour objectif la destruction ou le remodelage des modes de pensée de l’adversaire sur le long terme. Les armées modernes l’intègrent officiellement dans leur doctrine, conscientes qu’affecter le jugement de l’ennemi équivaut à remporter la victoire sans combattre​ ( larevuedhistoiremilitaire.fr).

Principaux biais cognitifs exploités

Pour manipuler l’opinion, la guerre cognitive mise sur nos biais cognitifs, ces raccourcis de pensée automatiques que notre cerveau utilise pour économiser son énergie. Ces biais, ancrés dans notre psychologie, sont autant de failles exploitables par les propagandistes, publicitaires ou stratèges de l’influence. En voici quelques-uns des plus couramment utilisés :
  • Biais de confirmation : C’est la tendance, très commune, à ne rechercher et valoriser que les informations qui confirment nos croyances, en ignorant ou minimisant celles qui les contredisent​(psychomedia.qc.ca). Une personne convaincue d’une idée aura spontanément du mal à accepter les faits opposés, et aura au contraire tendance à s’entourer de sources allant dans son sens. Les manipulateurs exploitent ce biais en renforçant les « bulles de filtres » informationnelles : par exemple, un algorithme de réseau social recommandera à un utilisateur des contenus similaires à ceux qu’il consulte déjà, le confortant ainsi dans ses opinions (​verysaas.io)​. En propagande, cela se traduit par l’entretien d’un environnement médiatique uniforme pour la cible : on inonde le public de messages allant tous dans le même sens, de sorte qu’il ne voie et ne retienne que ce qui conforte ses idées préétablies. « Les propagandistes se servent surtout de nos biais cognitifs et [du biais] de confirmation (la tendance à ne trouver que des preuves correspondant à nos croyances) », note une psychologue, afin de manipuler plus efficacement les masses​(kassataya.com). Ce biais explique aussi la robustesse des théories du complot : une fois qu’une croyance est installée (par ex. une conspiration imaginaire), l’individu ne va plus chercher que des informations qui la valident et rejeter en bloc tout élément contradictoire (​verysaas.io).
  • Effet de halo : Il s’agit de la tendance à généraliser une impression positive ou négative initiale à l’ensemble des caractéristiques d’une personne ou d’une entité. En d’autres termes, une seule qualité saillante peut donner un halo favorable qui nous fait tout voir sous un jour positif, tandis qu’un seul défaut peut noircir le tableau global. Par exemple, « une personne de belle apparence physique sera perçue comme intelligente et digne de confiance », purement par effet de halo (​psychomedia.qc.ca). Les manipulateurs exploitent ce biais en soignant les symboles et les émetteurs du message. En marketing, une marque cherchera à associer son produit à une célébrité appréciée ou à une imagerie positive, afin que ce capital de sympathie rejaillisse sur le produit (c’est le principe de l’égérie publicitaire). De même, en propagande politique, on choisira un porte-parole charismatique ou on soulignera un aspect admirable pour donner une image globale favorable à une cause. Ce mécanisme peut aussi servir à diaboliser un adversaire : attribuer un stigmate infamant (corruption, immoralité, etc.) à un groupe ou un pays crée un halo négatif qui fera rejeter tout ce qui en émane. L’effet de halo est renforcé par des artifices esthétiques ou symboliques : ainsi, il a été démontré que des sites web visuellement attrayants étaient jugés plus fiables que d’autres, simplement parce que la belle présentation initiale donnait confiance aux utilisateurs (​verysaas.io).
  • Biais de disponibilité : Appelé aussi heuristique de disponibilité, ce biais nous pousse à surestimer l’importance ou la fréquence d’événements simplement parce qu’ils nous viennent facilement à l’esprit. Notre cerveau évalue la probabilité d’un fait en fonction de la facilité avec laquelle des exemples nous en viennent en mémoire​(psychomedia.qc.ca). Ainsi, nous aurons tendance à croire qu’un danger est omniprésent si les médias en parlent beaucoup, ou qu’un événement est courant parce que nous en avons été récemment témoins. Ce biais est exploité en martelant certains faits ou en saturant l’attention avec des exemples frappants. Une information répétée de façon intense finit par paraître familière et crédible – c’est l’effet de vérité illusoire, « la tendance à croire qu’une information est vraie après une exposition répétée » (psychomedia.qc.ca). Les campagnes de désinformation l’utilisent abondamment : propager massivement une fausse nouvelle (par exemple via des bots sur les réseaux sociaux) crée un sentiment de déjà-vu qui conduit une partie du public à la tenir pour vraie. Inversement, passer sous silence ou minimiser des faits dérangeants les rend invisibles dans l’esprit du public. Les stratèges de l’influence jouent aussi sur la disponibilité mémorielle en frappant les esprits avec des images choc ou des anecdotes marquantes, qui resteront gravées et orienteront les jugements futurs. Par exemple, quelques vidéos virales montrant des actes de violence attribués à un groupe X pourront ancrer dans l’opinion l’idée que « les partisans de X sont violents », même si ces vidéos sont des cas isolés.
  • Preuve sociale et conformisme : L’être humain a naturellement tendance à imiter le comportement du plus grand nombre (biais de conformisme (psychomedia.qc.ca). Si tout le monde autour de nous adopte une opinion ou une conduite, nous sommes enclins à en faire autant, consciemment ou non, afin de ne pas aller à l’encontre du groupe. Les propagandes jouent sur cet effet de masse en fabriquant un consensus apparent : affichage de foules en liesse, sondages biaisés montrant une opinion majoritaire, utilisation de fake news abondamment partagées pour donner l’impression que « tout le monde en parle et tout le monde y croit ». Par besoin d’acceptation sociale, beaucoup suivent le mouvement. En marketing, ce biais est exploité via la preuve sociale : mettre en avant qu’un produit est « le plus vendu », que des milliers de clients l’ont adopté ou que des avis consommateurs très positifs foisonnent, incite les autres à faire confiance (« 50 000 personnes ne peuvent pas se tromper »). Un cas historique célèbre est la stratégie du bandwagon (« prendre le train en marche ») utilisée en propagande de guerre : des affiches incitaient les jeunes à s’engager parce que « vos camarades l’ont fait », créant une pression d’alignement.
  • Biais d’autorité : Nous sommes plus enclins à accepter une information ou exécuter une consigne si elle provient d’une figure perçue comme légitime ou experte. Ce principe d’autorité est largement utilisé pour conférer de la crédibilité à un message manipulatoire. « Un produit cautionné par un expert est forcément un bon produit. Quand une star recommande une crème, elle sait de quoi elle parle », ironise un guide marketing (​bilbokid.com). En effet, en publicité comme en communication politique, l’argument d’autorité peut remplacer les preuves : un médecin en blouse blanche dans un spot, un scientifique ou un général dans un discours officiel, et le public aura tendance à croire ou obéir sans trop questionner. Historiquement, les propagandes ont souvent mobilisé des figures d’autorité (médecins, professeurs, vétérans…) pour parrainer leurs thèses – qu’il s’agisse d’assurer qu’un produit est sans danger ou qu’une idéologie est validée par des « sachants ». Ce biais se combine avec l’effet de halo (le prestige de l’expert rejaillit sur l’idée promue) et le biais de confirmation (on retient l’avis de l’expert qui conforte nos croyances et on disqualifie l’avis contraire en le jugeant peu légitime).
  • Effet de rareté et d’urgence : Un bien ou une opportunité paraît souvent plus désirable lorsqu’il est rare ou accessible pour un temps limité. Psychologiquement, nous accordons plus de valeur à ce qui nous semble scarce (biais de rareté) et nous craignons de « rater notre chance » (effet d’urgence). Le marketing utilise ce levier en multipliant les ventes flash, les éditions limitées et autres décomptes avant expiration d’offre. « Un produit rare est toujours plus attractif qu’un produit disponible en abondance. Le principe des éditions limitées repose sur ce biais : le produit apparaît alors comme un bien unique à acquérir rapidement » (​bilbokid.com). Poussé par l’urgence (« plus que 2 articles en stock », « offre valable jusqu’à minuit »), le consommateur a moins le temps de réfléchir rationnellement, ce qui bénéficie au manipulateur. En propagande politique ou en communication d’intérêt public, on retrouve ce schéma lorsqu’un message d’alerte affirme qu’il faut agir tout de suite sous peine de catastrophe : par exemple, justifier des mesures d’exception en expliquant qu’« il n’y a pas de temps à perdre » face à un danger imminent. La peur de l’urgence peut réduire l’analyse critique et faire accepter des décisions manipulatrices (lois expéditives, achats impulsifs, etc.).


On pourrait citer bien d’autres biais exploités selon les contextes : l’ancrage (la première information sert de référence et oriente la suite du jugement), le biais de cadrage (la façon de présenter un même fait, en termes positifs ou négatifs, change la réaction : « 90 % de réussite » vs « 10 % d’échec »), le biais de négativité (les informations négatives ont plus d’impact, ce qui explique l’efficacité des campagnes de peur), le biais des coûts irrécupérables (plus on a investi dans une croyance ou un projet, plus on persiste, ce que les manipulateurs exploitent pour nous faire escalader nos engagements), etc. L’essentiel est que ces failles cognitives, propres au fonctionnement humain, fournissent des leviers pratiques pour orienter subrepticement nos choix.)

Techniques concrètes de manipulation associées à ces biais

Comment ces biais sont-ils activés en pratique ? Différents acteurs – régimes politiques, entreprises, groupes d’influence – ont développé un arsenal de techniques pour exploiter nos penchants cognitifs. Ces techniques, bien qu’employées dans des domaines variés (militaire, médiatique, commercial), présentent des mécanismes psychologiques similaires. Voici un tour d’horizon de méthodes de manipulation cognitive illustrées par des exemples concrets, tant contemporains qu’historiques.

Propagande et désinformation (guerre de l’information)

La propagande politique est sans doute le champ le plus étudié de la guerre cognitive. Son objectif est de modeler les perceptions et contrôler les comportements d’une population cible afin qu’elle adopte l’attitude souhaitée par le propagandiste (​mundaneum.org). Pour ce faire, de nombreuses techniques rhétoriques et médiatiques sont mobilisées :
  • Le mensonge et la désinformation ciblée : Fournir de fausses informations ou des « faits alternatifs » permet de fabriquer une réalité favorable. Une campagne de désinformation efficace s’appuie souvent sur le biais de confirmation – en diffusant des fake news conçues pour résonner avec les préjugés existants du public cible – et sur l’effet de répétition (plus un mensonge est répété, plus il paraît vrai (​psychomedia.qc.ca). Par exemple, durant la guerre froide, le KGB a orchestré l’opération INFEKTION, une fausse nouvelle affirmant que le virus du SIDA avait été créé par l’armée américaine. Répétée via des journaux complices dans divers pays, l’accusation a fini par s’ancrer chez certains comme un fait plausible, exploitant la méfiance préexistante envers les États-Unis (biais de confirmation) et la répétition médiatique (biais de disponibilité). De nos jours, on retrouve ce schéma dans les fake news virales sur Internet : ainsi, pendant l’élection américaine de 2016, de faux articles massivement partagés sur les réseaux sociaux (par des armées de comptes automatisés) ont contribué à polariser l’opinion en confortant chaque camp dans ses croyances.
  • L’appel aux émotions primaires : « Les despotes jouent davantage sur les émotions … que sur la vérité », rappelle un article de Slate​(kassataya.com). En effet, susciter la peur, la colère ou la haine est un moyen de court-circuiter la réflexion rationnelle de l’audience. La peur en particulier provoque un état de sidération peu propice à l’esprit critique. La propagande de guerre utilise fréquemment des récits d’atrocités commises par l’ennemi, des images choquantes ou des menaces hyperboliques pour attiser la peur (biais de négativité, biais de disponibilité), ce qui justifie en retour des mesures extrêmes et soude la population contre un bouc émissaire. Un exemple historique est le « mythe du coup de poignard dans le dos » en Allemagne après 1918 : en exploitant le traumatisme de la défaite de la Première Guerre mondiale, des militants nationalistes propagèrent l’idée fausse que la défaite était due à une trahison interne des juifs et des communistes (​kassataya.com). Ce récit complotiste, chargé d’émotion (colère, ressentiment), a trouvé un terreau fertile dans l’imaginaire collectif d’une population humiliée, et a été amplifié par les nazis pour justifier l’exclusion de ces groupes. De même, les campagnes de propagande modernes recourent aux éléments émotionnels : qu’il s’agisse d’effrayer (discours alarmistes sur un ennemi barbare imminent) ou d’enthousiasmer (magnifier un leader en sauveur providentiel), l’émotion forte tend à inhiber le raisonnement et renforcer l’adhésion instinctive.
  • La simplification et l’amalgame : Réduire les problèmes complexes à des scénarios binaires (bien vs mal, nous vs eux) aide à ancrer des idées dans l’opinion. Le cerveau préfère les explications simples et cohérentes – quitte à tomber dans le manichéisme (​kassataya.com). Les propagandistes en profitent pour formater le discours en slogans clairs, en stéréotypes, en images d’Épinal facilement mémorisables. Par exemple, en temps de guerre, on dépeint l’adversaire en monstre absolu et son propre camp en héros vertueux, sans nuance. Cette pensée binaire rassure (biais de simplification) et évite au public d’avoir à résoudre des dissonances cognitives. L’amalgame est une technique connexe : associer une idée que l’on veut discréditer avec une notion unanimement répudiée. Un exemple contemporain est le recours quasi systématique aux étiquettes disqualifiantes (traiter un opposant de « terroriste », de « fasciste » ou de « traître », même abusivement) afin de créer un réflexe de rejet via l’effet de halo négatif.
  • Le cadrage et le contrôle du récit : Maîtriser la manière de présenter l’information est aussi important que le contenu. En jouant sur le cadrage (framing), on peut orienter l’interprétation d’un même fait de différentes façons. Par exemple, une opération militaire ayant causé des victimes civiles pourra être présentée soit comme une « libération » nécessaire (en insistant sur l’élimination d’un danger majeur), soit comme un « massacre » injustifiable (en focalisant sur les dommages collatéraux), selon le but recherché. Les acteurs de la guerre cognitive travaillent donc à imposer leur récit (« storytelling ») dans l’espace public, de façon à ce que les faits bruts soient vus sous l’angle qui sert leurs intérêts. Cela passe par la sélection des informations (montrer ce qui conforte le récit, occulter le reste) et leur mise en contexte orientée. L’effort de storytelling peut aller jusqu’à créer de toutes pièces des événements symboliques pour marquer les esprits – par exemple, mettre en scène une fausse manifestation de soutien populaire (preuve sociale artificielle) ou orchestrer un incident qui sera exploité médiatiquement pour justifier une action (false flag).


En résumé, la propagande et la désinformation forment un art de l’influence qui combine mensonge, émotion, répétition et mise en scène, le tout en s’appuyant sur nos biais cognitifs pour anéantir notre esprit critique. L’impact peut être dévastateur sur une société : divisions internes, haine attisée, adhésion à des idéologies extrêmes, ou au contraire démoralisation et résignation collective. C’est pourquoi la guerre cognitive s’attaque autant aux convictions qu’aux affects, afin de gagner le contrôle des cœurs et esprits.

Marketing sensoriel et influence commerciale

Les entreprises et acteurs économiques mènent leur propre forme de guerre cognitive, dans le domaine de la consommation. Ici, la bataille se livre pour capter l’attention du consommateur, orienter ses préférences et déclencher l’acte d’achat en jouant sur ses processus mentaux. Le marketing sensoriel en offre une illustration frappante, notamment avec le marketing olfactif (par les odeurs).

Les recherches montrent que les odeurs influencent fortement nos émotions et nos comportements d’achat. L’odorat est directement connecté aux zones du cerveau de la mémoire et des émotions, si bien qu’une senteur agréable peut évoquer des souvenirs positifs ou modifier instantanément notre humeur (​rmc.bfmtv.com). Les marketeurs exploitent ce canal subtil pour orienter nos choix de manière inconsciente. Par exemple, diffuser une senteur de boulangerie ou de café chaud dans un supermarché crée une atmosphère de confort qui incite à prolonger sa visite et consommer davantage. Une étude a mesuré que l’usage du marketing olfactif pouvait augmenter de 38 % les achats d’impulsion en magasin. De même, l’enseigne King Jouet a constaté que parfumer ses rayons d’une odeur sucrée (fraise tagada) a fait revenir les clients deux fois plus souvent et dopé les ventes de bonbons dans ces magasins​. Ces chiffres illustrent comment, sans aucune argumentation verbale, un simple stimulus sensoriel bien choisi exploite nos biais (ici, l’association positive mémoire-émotion) pour influencer nos actions.

Au-delà des odeurs, le marketing sensoriel mobilise tous nos sens : la musique en magasin (rythme lent pour faire flâner, ou au contraire dynamique pour énergiser), l’éclairage (chaud et tamisé pour un sentiment d’intimité, ou éclairage cru pour signaler la propreté), la texture des produits, etc. Tous ces éléments visent à générer un halo favorable autour de la marque (on se sent bien dans ce magasin, on fait confiance inconsciemment) et à orienter nos décisions d’achat sans solliciter la raison (on achète par envie suscitée plutôt que par besoin réfléchi). Par exemple, le packaging des produits joue sur l’effet de halo esthétique : un emballage luxueux ou un design épuré pourra faire percevoir le produit comme de meilleure qualité. De même, les techniques promotionnelles utilisent les biais : promotions « exceptionnelles » limitées dans le temps (biais d’urgence), mention « meilleure vente » ou faux compteurs de visiteurs en ligne (preuve sociale), présentation d’un prix initial très haut barré remplacé par un prix remisé (effet d’ancrage pour faire paraître l’offre avantageuse).

Le storytelling de marque est une autre arme cognitive du marketing. Il s’agit de raconter une histoire autour d’un produit ou d’une entreprise pour créer un attachement émotionnel. Par exemple, les publicités de certaines voitures ne vendent pas qu’un véhicule, mais l’idée de liberté, d’aventure familiale ou de réussite sociale qui l’accompagne – exploitant ainsi le biais d’identification et le désir d’appartenance à un groupe valorisé. Les marques de luxe, elles, cultivent l’aura (halo) d’exclusivité et de prestige : posséder l’objet devient un symbole de statut, ce qui dépasse de loin ses qualités intrinsèques.

Il faut souligner que la frontière entre propagande et publicité est ténue. Toutes deux cherchent à « façonner les perceptions … et s’assurer une réponse qui serve l’intention souhaitée » (mundaneum.org) – qu’il s’agisse de faire voter ou de faire acheter. D’ailleurs, dans nos sociétés démocratiques, « rien ne distingue les actions des propagandistes de celles des publicitaires ou, aujourd’hui, des conseillers en communication » (​mundaneum.org). Les grands noms des relations publiques comme Edward Bernays (neveu de Freud) ont d’abord appliqué aux consommateurs les recettes éprouvées sur l’opinion publique en temps de guerre. Bernays a ainsi orchestré dans les années 1920 la campagne des « Torches of Freedom » où, pour lever le tabou qui empêchait les femmes de fumer en public, il fit défiler des femmes brandissant des cigarettes comme un symbole d’émancipation. En associant le produit à la liberté (halo positif) et en s’appuyant sur la caution de suffragettes célèbres (biais d’autorité + conformisme), il manipula habilement les normes sociales au profit de l’industrie du tabac. Cet exemple historique montre comment marketing et manipulation cognitive vont de pair : faire désirer un produit ou une idée, c’est toucher aux ressorts irrationnels de l’individu bien plus qu’à sa raison.

Communication stratégique des entreprises et des institutions

Les acteurs économiques (entreprises, lobbies, institutions) déploient également des stratégies de communication qui relèvent de la guerre cognitive lorsqu’il s’agit de préserver leurs intérêts ou leur image. Ici, la manipulation prend souvent des formes plus subtiles, sous couvert d’information ou de pédagogie, mais elle n’en active pas moins les biais cognitifs du public.
  • Le spin et le narratif corporate : De nombreuses grandes entreprises disposent de spin doctors dont le rôle est de tourner les faits à leur avantage. En cas de crise (scandale, accident industriel, produit défectueux), la communication de crise cherchera à minimiser l’affaire (cadrage qui réduit l’importance, biais de disponibilité en noyant le poisson médiatique) et à dévier l’attention vers un aspect plus positif (whataboutism, présentation de mesures correctives pour atténuer la perception de la faute, etc.). Par exemple, lors du scandale du dieselgate, certains fabricants automobiles ont mis en avant leurs investissements dans les véhicules électriques et leur engagement pour l’environnement afin de contrebalancer le halo négatif lié à la tricherie sur les émissions. On touche ici à la notion de greenwashing : exploiter le biais de halo en affichant quelques actions écologiques très visibles (arbres plantés, dons caritatifs) pour masquer un impact global moins reluisant. Le public, en voyant ces bonnes actions, pourrait percevoir l’entreprise comme « responsable » et lui accorder sa confiance, malgré les éléments contraires.
  • La création de doute et le FUD : Dans le monde économique, une technique bien connue est le FUD (Fear, Uncertainty, Doubt), c’est-à-dire instiller la peur et le doute à propos d’un concurrent ou d’une alternative, afin de garder le public captif de son produit. Par exemple, dans les années 1990, Microsoft a été accusé d’entretenir un FUD à l’encontre de Linux (système d’exploitation concurrent open source) en laissant entendre qu’il était peu fiable, non sécurisé, ou trop complexe pour l’utilisateur moyen – exploitant le biais d’autorité (les affirmations venant d’un acteur majeur du secteur) et le biais de disponibilité (chaque rumeur négative sur Linux, même infondée, contribuait à peindre un tableau d’ensemble inquiétant). De même, les industries du tabac, puis du pétrole, ont historiquement semé le doute scientifique pour retarder des régulations contraires à leurs intérêts : face aux preuves des méfaits du tabac ou du changement climatique, la stratégie a consisté à financer des études contradictoires ou des experts dissidents afin de maintenir une illusion de controverse. Ce faisant, elles ont exploité le biais de faux consensus (donner l’impression qu’une part significative de la communauté scientifique ne s’accorde pas, donc qu’aucune décision n’est urgente) et la confusion du public peu informé.
  • L’astroturfing et la manipulation de l’opinion publique : Une autre pratique manipulatoire est l’astroturfing, qui consiste à créer de toutes pièces de faux mouvements citoyens de base (dits grassroots) pour influer sur l’opinion ou les décideurs. Par exemple, un lobby industriel désireux de contrer une loi contraignante peut financer une association prétendument indépendante qui clamera que « cette loi menace l’emploi local » ou « les consommateurs y perdront ». En réalité téléguidé, ce faux mouvement populaire vise à exercer la preuve sociale (faire croire que beaucoup de citoyens s’opposent à la loi) et à influencer les responsables politiques par la pression de l’opinion. Historiquement, les géants de l’énergie ou de la santé ont usé de telles tactiques. Dans les années 1950-60, l’industrie sucrière aux États-Unis a financé des recherches minimisant le rôle du sucre dans les maladies (reportant la faute sur les graisses) et a monté des comités de nutrition apparents pour diffuser le message – une manipulation du discours scientifique qui a retardé la prise de conscience des risques liés au sucre. Ce type d’offensive cognitive dans le domaine économique brouille la frontière entre information et propagande, puisque les outils de persuasion de masse du politique sont recyclés par les communicants privés.


En somme, communication d’entreprise, relations publiques et lobbying constituent une guerre cognitive douce où il s’agit de façonner l’opinion du public ou des décideurs en faveur d’intérêts particuliers. Si les moyens employés semblent moins agressifs que dans un contexte militaire, ils reposent néanmoins sur les mêmes biais (biais de confirmation d’un public-cible entretenu via des médias partisans, biais d’autorité via des experts rémunérés, effet de halo via des actions philanthropiques, etc.). L’enjeu pour ces acteurs est de gagner la “bataille de l’attention et de la confiance” du public – un capital immatériel devenu aussi précieux que des positions géopolitiques.

Stratégies politiques et militaires d’influence cognitive

Dans le domaine géopolitique et militaire, la guerre cognitive prend des formes spécifiques appelées souvent opérations psychologiques (PSYOPS) ou guerre de l’information. Les objectifs peuvent être variés : démoraliser l’ennemi, gagner le soutien de la population locale, justifier une intervention, ou plus largement affaiblir la cohésion et la volonté de l’adversaire. Là encore, les techniques s’appuient sur les biais humains universels.
  • Démoralisation et intimidation : Un commandement militaire cherchant à vaincre sans combattre s’efforcera de briser le moral de l’ennemi. Pour cela, il peut utiliser la propagande noire (messages subversifs diffusés dans les rangs adverses, par tracts, haut-parleurs, radios clandestines) mettant l’accent sur l’inutilité de se battre, la trahison de leurs dirigeants, ou la certitude de leur défaite prochaine. Durant la Seconde Guerre mondiale, la célèbre speakerine surnommée « Tokyo Rose » inondait les soldats américains de messages radiophoniques leur suggérant que leurs épouses les trompaient à l’arrière, que la guerre était perdue d’avance, etc., jouant sur la peur et le découragement. On exploite ici le biais d’acceptation sociale inversé (personne n’a envie d’être le dernier idiot à mourir pour une cause perdue que tous les camarades auraient abandonnée) et le biais de confirmation des doutes qu’un soldat peut avoir en lui (on nourrit son anxiété latente pour la transformer en conviction de l’inutilité du combat). À l’inverse, côté intimidation, il s’agit de terroriser l’adversaire pour le pousser à la reddition. Les Mongols de Gengis Khan excellaient dans cette forme de guerre cognitive : ils répandaient délibérément des récits atroces de massacres et envoyaient des prisonniers terrorisés dans les villes voisines pour déclencher la panique, si bien que nombre de cités se rendaient sans combattre, persuadées qu’une résistance ne ferait qu’aggraver leur sort. Cette stratégie joue sur le biais de disponibilité (quelques récits horrifiques frappent tellement les esprits que tout le monde pense que le pire est la norme) et sur le réflexe de conservation (mieux vaut se soumettre que mourir – ce qui est précisément recherché).
  • Division de l’ennemi et rumeurs internes : Un adage militaire veut que diviser pour régner est la clé. Les opérations d’influence cherchent souvent à exacerber les divisions internes du camp adverse – ethniques, religieuses, politiques – en diffusant des rumeurs ciblées. Par exemple, lors de conflits récents, il n’est pas rare que de faux tracts ou faux SMS circulent parmi les soldats adverses, annonçant que telle unité alliée aurait trahi ou que telle communauté du pays prépare un coup de poignard dans le dos. En 2014, pendant la crise en Ukraine, des messages textes anonymes ont été envoyés aux soldats ukrainiens sur le front, leur disant « Vos commandants vous ont abandonnés, rentrez chez vous ». Ici, la désinformation tactique exploite le biais de confirmation (si un soldat se méfiait déjà de son officier, ce message renforce son idée) et la dissonance cognitive (on cherche à ce qu’il doute de la légitimité de son engagement, ce doute devenant insoutenable il pourrait déserter pour le résoudre).
  • Gagner les cœurs et esprits de la population : Dans les guerres asymétriques ou les opérations de stabilisation, une maxime importante est “Winning hearts and minds”. Il s’agit d’une guerre cognitive de persuasion auprès des populations civiles pour qu’elles soutiennent une cause plutôt qu’une autre. Cela passe par de l’information positive, de l’aide humanitaire (gagnant un halo de bienveillance), et des messages valorisant la population locale. Par exemple, pendant la guerre du Golfe de 1991, la coalition diffusait des tracts aux civils irakiens expliquant comment se mettre en sécurité et promettant la libération du joug de Saddam Hussein, afin de gagner leur confiance. Les Américains ont aussi fréquemment utilisé des « stations de radio de la liberté » ou distribué des biens (nourriture, médicaments) en arborant les drapeaux de la libération – exploitant ainsi le biais de réciprocité (on a tendance à soutenir celui qui vous aide) et l’effet de halo (si les soldats étrangers construisent un puits ou soignent des malades, ils ne peuvent pas être totalement mauvais). À l’opposé, les groupes insurgés déploient leur propre propagande pour apparaître comme les véritables défenseurs du peuple, dénonçant l’occupant comme un agresseur. Ce bras de fer narratif vise à fidéliser la population à une cause – on peut presque parler de marketing idéologique, où chaque camp « vend » son modèle.
  • La ruse stratégique et la déception : Enfin, mentionnons les opérations de deception (tromperie stratégique) qui, sans s’adresser directement aux croyances politiques, manipulent la perception cognitive de l’ennemi sur le plan tactique. Un exemple célèbre est l’Opération Fortitude en 1944 : les Alliés ont fait croire aux Allemands que le débarquement principal aurait lieu dans le Pas-de-Calais (et non en Normandie) en multipliant les faux indices (stations radio fantômes, armée factice de tanks gonflables, messages codés trompeurs). Ce plan a fonctionné car il a exploité l’ancrage préexistant dans l’esprit d’Hitler que le Pas-de-Calais était l’endroit le plus logique pour débarquer – les fausses informations n’ont fait que confirmer son biais de confirmation. Résultat, les troupes ennemies sont restées massées au mauvais endroit le jour J. Cette manipulation, bien que relevant de la duperie militaire classique, est un exemple de guerre cognitive appliquée à la stratégie : jouer sur les attentes et biais décisionnels de l’adversaire pour l’induire en erreur.


Qu’il s’agisse de démoraliser, de convaincre ou de tromper, on voit que le succès de ces techniques dépend de la connaissance fine de la psychologie adverse. Les grandes puissances investissent aujourd’hui dans la recherche en neurosciences et psychologie sociale pour affiner ces méthodes. Des programmes comme le projet Gecko en France visent à entraîner les militaires à détecter et contrer les manipulations cognitives en situation de crise (​polytechnique-insights.com). La guerre cognitive est ainsi pleinement intégrée aux réflexions stratégiques contemporaines, au même titre que les dimensions cyber ou spatial.

Parallèles entre propagande, marketing et autres formes d’influence

À travers les exemples précédents, un constat s’impose : qu’il s’agisse de faire acheter un produit, voter pour un candidat ou soutenir une cause, les ressorts cognitifs utilisés sont très similaires. La propagande politique, la publicité commerciale et la communication d’influence emploient toutes l’étude des biais humains pour parvenir à leurs fins. Les différences résident surtout dans le but final (politique, économique, militaire) et le cadre éthique ou légal, mais les recettes de base – capter l’attention, susciter l’émotion, orienter l’interprétation – se recoupent largement.

On peut ainsi tracer plusieurs parallèles :
  • Le champ lexical de la “campagne” s’applique aussi bien au marketing qu’à la politique. On parle de campagne publicitaire comme de campagne électorale, ou de campagne de désinformation. Dans chaque cas, il y a une stratégie, une cible, un message clé répété, et l’utilisation de médias pour toucher un maximum de récepteurs. Un slogan publicitaire (« Just Do It ») et un slogan politique (« Make America Great Again ») visent tous deux à imprimer une idée-force simple dans les esprits, en jouant souvent sur l’affect (inspiration, nostalgie). On y retrouve la simplification du message et la répétition – principes chers à la propagande depuis toujours.
  • Le persuasive design : Les géants du numérique (réseaux sociaux, plateformes vidéo) utilisent sciemment des biais cognitifs pour retenir l’utilisateur – et vendre son temps de cerveau disponible aux annonceurs (​brandnewsblog.com). Cette “captologie” (discipline qui marie psychologie et technologies pour persuader) rejoint les préoccupations de la guerre cognitive : comment captiver l’attention au point d’influencer le comportement. Par exemple, le fil infini des réseaux sociaux et les notifications exploitent le biais d’anticipation de récompense (comparable aux machines à sous : on déroule pour voir si un contenu plaisant apparaît, mécanisme de récompense aléatoire dopant la dopamine). Résultat, l’usager devient accro, et plus vulnérable aux messages publicitaires ou politiques diffusés sur la plateforme. Les techniques des entreprises du numérique pour « hacker » notre cerveau (variable rewards, likes pour la validation sociale, etc.) sont fondées sur des principes analogues à ceux des propagandistes classiques : créer une dépendance cognitive afin de mieux diffuser ensuite l’influence souhaitée (brandnewsblog.com).
  • Le brouillage des frontières entre information, divertissement et influence : Dans notre ère médiatique, la propagande emprunte des formes de marketing et vice versa. Les infox (fake news) sont conçues comme des produits « viraux » susceptibles de « faire le buzz », tout comme des contenus publicitaires. À l’inverse, le marketing moderne cherche à se fondre dans le paysage informationnel (brand content, native ads, influenceurs sur YouTube ou Instagram qui recommandent des produits en ayant l’air spontanés). On parle de propagande blanche, grise, noire selon que la source du message est avouée ou masquée ; de même, la publicité devient « native » ou furtive pour être moins perçue comme telle. Le résultat est un environnement médiatique hybride où l’esprit du récepteur peine à distinguer le contenu neutre de celui qui vise à l’influencer. C’est un terrain idéal pour la guerre cognitive, car la méfiance naturelle envers la “propagande” s’émousse quand celle-ci prend la forme d’un post d’ami sur Facebook ou d’une vidéo ludique d’un influenceur. Les grandes marques et les puissances politiques investissent ainsi les mêmes canaux (réseaux sociaux, blogs, plateformes vidéo) et utilisent les mêmes influenceurs (un youtubeur peut vanter une boisson et le lendemain relayer un message politique) – tous adaptés aux biais de l’audience visée.
  • La donnée et la micro-ciblage : Un autre parallèle fort est l’usage des données personnelles et de la segmentation fine pour optimiser la manipulation. Le scandale Cambridge Analytica a révélé que des techniques de marketing ultra-ciblé, combinées à la psychologie (profils de personnalité des électeurs), avaient été utilisées pour influencer l’élection américaine et le vote du Brexit. En marketing comme en politique, on collecte des masses de données sur les individus pour adapter le message à leurs prédispositions, exploitant au mieux leurs biais spécifiques. Un individu repéré comme anxieux recevra par exemple un message publicitaire appuyé sur la peur (biais de négativité) ou un argument politique sécuritaire ; un autre, plus optimiste, verra un message aspirant (biais d’optimisme). On parle de « micro-propagande » personnalisée, rendue possible par le big data, qui est en continuité directe avec le marketing personnalisé. Les principes de persuasion restent les mêmes, simplement raffinés par l’analyse algorithmique.


En définitive, que ce soit sur le marché économique ou sur le “marché des idées”, la guerre cognitive repose sur un socle commun : la compréhension des motivations profondes et des failles du cerveau humain. La publicité nous vend du rêve et de l’émotion plus qu’un produit ; la propagande nous vend une histoire et une identité plus qu’un programme ; l’une comme l’autre cherchent à nous faire agir sans que nous en ayons pleinement conscience, en nous donnant l’illusion que cela vient de nous. Comme le résume brillamment un auteur, la manipulation réussie aboutit à un « consentement fabriqué », c’est-à-dire à faire faire à quelqu’un quelque chose qu’il croit choisir librement (​fr.wikipedia.org). C’est le triomphe ultime de la guerre cognitive.

Conclusion

La guerre cognitive s’impose aujourd’hui comme un enjeu majeur, à la croisée du géopolitique, du social et de l’économique. Elle englobe aussi bien la propagande étatique, la désinformation en ligne, le marketing d’influence, que les stratégies de marques ou de lobbies, révélant que toutes ces pratiques manipulent, à divers degrés, notre perception de la réalité. En exploitant nos biais cognitifs naturels – biais de confirmation, effet de halo, biais de disponibilité, conformisme, etc. – des acteurs malveillants peuvent orienter nos pensées et nos actions à notre insu. Les exemples concrets abondent, qu’il s’agisse des odeurs subtilement diffusées pour augmenter nos achats impulsifs, des campagnes de désinformation semant le doute dans une élection, ou des récits simplificateurs galvanisant les foules en temps de guerre.

Historiquement, si les méthodes et les supports ont évolué (de la tribune au tract, de la radio à Twitter), les principes fondamentaux de la manipulation mentale restent constants. Il s’agit toujours de toucher l’irrationnel en nous – nos émotions, nos habitudes de pensée – pour contourner l’argumentation logique. Ce constat invite à la vigilance : prendre conscience de ces biais et techniques, c’est déjà retrouver une part de notre libre arbitre. À l’heure où chaque individu est exposé quotidiennement à un déluge d’informations, développer un esprit critique affûté et une éducation aux médias apparaît comme la meilleure arme défensive face à la guerre cognitive. Comme le souligne un expert, « nos facultés de raisonnement dépendent d’un équilibre entre le rationnel et l’émotionnel. Si nous cessons de raisonner, nous perdons notre liberté » (​veillemag.com​). En d’autres termes, apprendre à repérer les tentatives de manipulation et comprendre nos propres biais cognitifs est devenu indispensable pour préserver notre autonomie de pensée dans une société où l’« attaque des cerveaux » est une réalité quotidienne.
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