Contexte historique : La manipulation de l’information et la propagande d’État ont marqué l’histoire (des régimes fascistes maîtrisant l’art de la censure aux campagnes de désinformation pendant la guerre froide). Toutefois, l’ère numérique a démultiplié à la fois les moyens de diffuser des fausses nouvelles (« fake news ») et les outils de contrôle de l’information. Au tournant des années 2010, l’essor des réseaux sociaux a ouvert la voie à une propagation virale de rumeurs ou de théories complotistes, tandis que certains États ont saisi ce prétexte pour justifier de nouvelles lois restrictives. On assiste aujourd’hui à une double dérive : d’un côté, des campagnes de désinformation massives (par des puissances étrangères ou des groupes idéologiques) troublent la perception du réel par le public ; de l’autre, des gouvernements exploitent la lutte contre la désinformation pour bâillonner la presse et censurer les voix critiques. Ajoutons à cela la concentration des médias entre quelques mains (oligarques ou grands groupes industriels) et l’on obtient un paysage de l’information fragilisé, propice aux dérives autoritaires.
Explosion des « fake news » et de la censure depuis 2020 : La période récente a été marquée par des crises majeures (pandémie de Covid-19, élections polarisées, guerres), s’accompagnant d’un déluge de désinformation. Sur la pandémie, par exemple, de nombreuses intox (sur l’origine du virus, les vaccins, etc.) se sont répandues en ligne, parfois encouragées tacitement par certains États ou acteurs malveillants. Les élections – comme la présidentielle américaine de 2020 – ont aussi donné lieu à des campagnes de fausses nouvelles sans précédent, remettant en cause les résultats légitimes et contribuant à la violence (émeute du Capitole en janvier 2021 sur fond de théorie du complot QAnon). Parallèlement, plusieurs gouvernements ont adopté des lois « anti-fake news » qui, sous couvert de protéger la “vérité”, leur donnent en réalité un pouvoir discrétionnaire pour décider quelle information est permise. Entre 2016 et 2022, pas moins de 91 lois contre la désinformation ont été promulguées à travers le monde, une accélération spectaculaire par rapport à la première moitié des années 2010[20]. Au total, 78 pays ont mis en place des législations visant à limiter la diffusion de fausses informations sur internet ou dans les médias[21]. Or, « beaucoup de ces lois manquent de précision et criminalisent la création ou le partage de “fausses nouvelles”. Résultat : ces textes font régner un climat de peur chez les journalistes et peuvent être appliqués de façon sélective pour réprimer les voix dissidentes »[22][23].
Les régimes autoritaires se sont engouffrés dans la brèche. La Russie, par exemple, utilisait déjà depuis 2019 une loi punissant les “fausses nouvelles” en ligne ; mais après l’invasion de l’Ukraine en février 2022, le Kremlin a durci drastiquement l’arsenal légal. En mars 2022, la Douma (parlement russe) a adopté d’urgence une loi prévoyant jusqu’à 15 ans de prison pour toute diffusion de “fausses informations” sur l’armée russe[24][25] – en clair, pour toute version des faits contredisant la propagande officielle sur la “spéciale opération militaire”. Cette loi d’exception a entraîné la fermeture ou l’exil des derniers médias indépendants en Russie et l’arrestation de citoyens simplement coupables d’avoir appelé la guerre une “guerre”[26][27]. Le gouvernement russe a simultanément bloqué l’accès aux sites de médias étrangers (BBC, Deutsche Welle, etc.), inscrivant le pays dans un isolationnisme informationnel inquiétant[28]. De même, à Hong Kong, la Loi sur la sécurité nationale imposée par Pékin en 2020 a servi à justifier une vaste purge médiatique : les journaux pro-démocratie ont été contraints à la fermeture (le célèbre Apple Daily a cessé de paraître en 2021 après l’arrestation de son fondateur), les sites web bloqués et les journalistes critiques arrêtés en vertu de formulations floues (telles que “collusion avec l’étranger” ou “sédition”). « Les autorités ont utilisé la loi de 2020 pour éliminer toute forme d’opposition politique et d’activisme pacifique à Hong Kong. Des centaines de militants pro-démocratie, d’élus et de journalistes ont été arrêtés (...) et la liberté de la presse et d’expression sévèrement restreinte »[29][30].
Au-delà de ces cas emblématiques, de nombreux pays – notamment en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique – ont adopté des textes liberticides sous prétexte de lutter contre la désinformation ou la “cybercriminalité”. La Turquie, l’Inde, l’Égypte, le Brésil de Bolsonaro ou la Hongrie de Orbán (pour n’en citer que quelques-uns) ont renforcé la censure en ligne, demandant aux plateformes de retirer des contenus critiques ou menaçant les auteurs de posts “mensongers” de poursuites pénales. Une analyse de 105 lois sur les « fausses informations » dans le monde souligne qu’elles prévoient souvent des peines disproportionnées pour les journalistes (lourdes amendes, retraits de cartes de presse, voire emprisonnement) et qu’elles élargissent les motifs de censure administrative[31][32]. En 2022, sur les quelque 400 journalistes emprisonnés dans le monde, 10% l’étaient au titre de ces lois de désinformation[33][32]. En d’autres termes, la chasse aux “fake news” est devenue un outil commode pour museler les médias indépendants et enfermer les reporters gênants, notamment dans les États autoritaires.
Parallèlement, le contrôle de l’information s’exerce via la concentration médiatique et la propagande d’État. Dans certaines démocraties, l’essentiel des médias appartient à quelques conglomérats privés (par exemple, aux États-Unis, quatre géants – Comcast, Disney, Warner Bros Discovery et Paramount – dominent le paysage audiovisuel[34]). Cette concentration peut réduire la pluralité des points de vue et faciliter la diffusion d’éléments de langage homogènes. Dans des régimes illibéraux comme la Hongrie ou la Russie, on observe une capture des médias par des proches du pouvoir : en Hongrie, presque tous les organes de presse régionaux ont été rachetés par des oligarques alliés au Premier ministre, ce qui leur permet de diffuser la ligne gouvernementale et d’étouffer les critiques. Enfin, les réseaux sociaux eux-mêmes deviennent le terrain de batailles informationnelles : des “trolls” et bots automatisés (parfois liés à des agences étatiques) manipulent les algorithmes pour amplifier certaines rumeurs ou pour harceler les voix dissidentes en ligne. Les avancées en IA générative (deepfakes, faux comptes dotés de photos de synthèse) font craindre une désinformation à grande échelle encore plus sophistiquée dans les années à venir.
Vers une vérité officielle ? La convergence de ces tendances menace un pilier fondamental des sociétés ouvertes : la capacité des citoyens à accéder à une information libre, diversifiée et fiable. Dans un scénario dystopique, on peut imaginer un monde où les gouvernements contrôlent la narrative dominante – en noyant les faits sous un flot de fausses nouvelles lorsqu’ils sont accusés, ou en imposant par la censure une version unique de la réalité. Certains pays s’en rapprochent déjà dangereusement : la Russie de Poutine offre l’exemple d’un espace informationnel quasi entièrement sous contrôle, où la télévision publique martèle la propagande et où les internautes isolés derrière un “rideau de fer” numérique n’ont plus accès qu’à des contenus filtrés par l’État. La Chine est allée plus loin encore, en bâtissant une Grande Muraille numérique qui bloque les plateformes étrangères (Google, Facebook, Twitter…) et en déployant un appareil de censure proactive (plusieurs millions de censeurs surveillent les réseaux domestiques comme WeChat ou Weibo pour effacer en quelques minutes tout post “sensible”). Dans ces conditions, la liberté d’expression se réduit à une coquille vide. Si ces modèles venaient à se généraliser, la société globale pourrait entrer dans une ère de post-vérité étatisée, où chacun ne voit et n’entend que ce que les puissants ont décidé. Cette perspective souligne l’urgence de défendre la liberté de la presse, l’éducation aux médias et les garde-fous juridiques contre la censure.