Utopie scientifique vs dystopie eugénique : Les avancées en biotechnologie, notamment en génétique, ont ouvert d’immenses possibilités dans la médecine (traitements géniques contre le cancer, thérapie des maladies héréditaires, etc.). Mais elles réveillent aussi le spectre de l’eugénisme et du contrôle biologique des populations. Au XXe siècle, l’eugénisme “classique” – idéologie visant à améliorer l’espèce humaine par la sélection ou l’élimination de certains traits – a conduit à des horreurs (stérilisations forcées de handicapés ou de minorités dans plusieurs pays, théorie nazie de la “race supérieure” justifiant le génocide). Aujourd’hui, les outils comme CRISPR-Cas9 (ciseaux moléculaires pour éditer le génome) offrent la capacité inédite de modifier l’ADN d’embryons, faisant craindre l’avènement de “bébés sur mesure” et d’une nouvelle forme d’eugénisme high-tech. Parallèlement, certains régimes continuent de pratiquer un eugénisme coercitif plus “traditionnel” via le contrôle de la reproduction (limitations des naissances imposées, stérilisations obligatoires, etc.). Les dérives biotechnologiques actuelles sont donc de deux ordres : d’une part, les expérimentations génétiques hasardeuses sans consensus éthique ; d’autre part, l’utilisation de la science ou de la médecine pour servir un agenda autoritaire de contrôle démographique ou sociétal.
L’affaire des bébés CRISPR : un choc bioéthique mondial (2018) – Bien que survenue fin 2018, elle illustre parfaitement la frontière franchie récemment. Un chercheur chinois, He Jiankui, a annoncé cette année-là la naissance de deux jumelles génétiquement modifiées au stade embryonnaire pour les rendre (en théorie) résistantes au virus du SIDA. Cette expérience, menée en secret et en dehors de tout cadre légal, a provoqué un tollé planétaire. La communauté scientifique internationale a unanimement condamné cet acte « pour avoir trompé des patients vulnérables et utilisé une procédure risquée et non testée, sans justification médicale », qualifiant la démarche de He Jiankui de franchissement inacceptable de l’éthique[63]. Les autorités chinoises elles-mêmes ont fini par arrêter le chercheur, qui a été jugé coupable de pratiques médicales illégales et condamné à 3 ans de prison[64][65]. « Les accusés ont violé délibérément les réglementations nationales (...) ils ont franchi la ligne rouge de l’éthique scientifique », a déclaré le tribunal lors du verdict[66][67]. Cette affaire a mis en lumière le potentiel d’eugénisme scientifique permis par CRISPR : pour la première fois, l’humain a modifié son propre germplasm (ADN héréditaire) de façon héritée par la descendance. Cela soulève la crainte qu’à l’avenir, d’autres ne tentent de créer des bébés “améliorés” (plus intelligents, plus forts, etc.), ouvrant la boîte de Pandore d’une humanité génétiquement stratifiée. D’ores et déjà, des compagnies proposent aux parents utilisant la fécondation in vitro de sélectionner leurs embryons selon certains critères (absence de gènes de prédisposition à des maladies, mais aussi parfois selon le sexe, et demain peut-être selon des scores polygéniques prédisant la taille ou le QI). On entre là sur un terrain glissant où les choix reproductifs pourraient tendre vers un tri eugénique des “meilleurs” embryons. Sans encadrement strict, le risque est de voir émerger un marché de la sélection génétique, exacerbant les inégalités (seules les élites pouvant s’offrir des bébés génétiquement optimisés).
Eugénisme d’État et contrôle des naissances : le cauchemar du Xinjiang – Tandis que la science ouvre ces perspectives inédites, certains gouvernements pratiquent de manière très concrète un contrôle démographique autoritaire. Le cas le plus accablant est celui de la Chine au Xinjiang, concernant la minorité ouïghoure (musulmans turcophones). Des enquêtes (notamment de l’Associated Press en 2020) ont révélé que, depuis environ 2016, les autorités chinoises mènent dans cette région une politique de réduction forcée des naissances ouïghoures, qualifiée par certains d’« génocide démographique ». « La Chine soumet régulièrement les femmes des minorités à des contrôles de grossesse et leur impose des stérilements et avortements forcés par centaines de milliers »[68]. Les documents officiels mis en lumière montrent qu’entre 2015 et 2018, le taux de natalité a chuté de plus de 60% dans les préfectures à majorité ouïghoure de Hotan et Kashgar[69]. Rien qu’en 2019, le taux de natalité du Xinjiang a encore baissé de 24% (contre 4% seulement au niveau national)[69]. Ce plongeon spectaculaire n’a qu’une explication : une campagne systématique où la police et l’appareil administratif font la chasse aux “naissances illégales”. Si une femme a plus d’enfants que le quota autorisé (généralement deux, alors que la loi chinoise avait autorisé jusqu’à trois enfants en 2015 pour la plupart des familles Han), elle est punie. « Avoir trop d’enfants est devenu l’un des principaux motifs d’envoi en camp d’internement » au Xinjiang[70]. Des témoignages de première main parlent de raids policiers pour vérifier la présence d’enfants cachés, d’injections forcées d’agents stérilisants, de pose contrainte de dispositifs intra-utérins, et d’avortements imposés y compris à des stades avancés de grossesse[68][70]. Une rescapée ouïghoure a ainsi raconté avoir été stérilisée de force en camp, aux côtés d’environ 200 autres femmes, se sentant privée de son identité de mère[71]. Cette politique vise clairement à réduire la proportion de Ouïghours dans la population du Xinjiang, tandis que les naissances chez les Chinois Han (l’ethnie majoritaire) sont encouragées dans la région[72]. Des experts comme Joanne Smith Finley parlent d’un « génocide rampant, lent et douloureux », un « écocide humain » par lequel Pékin veut affaiblir durablement la vitalité du peuple ouïghour et faciliter son assimilation forcée[73]. Ce qui se déroule au Xinjiang est sans doute l’une des dystopies les plus sinistres de notre époque : un État utilise la médecine et la coercition pour dicter qui peut naître et en quelle quantité, en ciblant un groupe ethnique particulier. C’est l’aboutissement moderne d’une logique eugéniste couplée à un projet de domination culturelle.
Autres formes de contrôle reproductif : D’autres contextes montrent des dérives inquiétantes quant à la maîtrise par les individus de leur reproduction. Aux États-Unis, le renversement de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême en 2022 a supprimé la protection fédérale du droit à l’avortement, permettant à chaque État d’interdire l’IVG. Aussitôt, une quinzaine d’États (essentiellement dans le Sud et le Midwest) ont adopté des lois bannissant presque totalement l’avortement. En 2023, l’avortement était illégal (sauf rares exceptions) dans 13 États, et fortement restreint dans d’autres, si bien qu’environ 22 millions d’Américaines en âge de procréer vivent dans des zones où elles n’ont plus accès à ce soin de santé reproductive fondamental[74]. Des associations de défense des droits humains comme Human Rights Watch ou Amnesty International considèrent cette situation comme une crise des droits humains. HRW dénonce « une offensive législative qui nie l’autonomie corporelle des femmes et représente une attaque draconienne contre l’égalité de genre, menaçant la vie et la santé de millions de femmes »[75]. Effectivement, des témoignages montrent des femmes en danger (grossesse non viable, ectopique, fausse couche incomplète) se voir refuser les soins nécessaires parce que les médecins craignent des poursuites sous ces lois anti-avortement[76][77]. On a ainsi vu une patiente du Texas devoir être au seuil de la septicémie pour qu’un hôpital consente enfin à interrompre sa grossesse sans espoir, la loi n’étant pas claire sur ce qui est autorisé[78][79]. Dans certains cas, des adolescentes violées ont dû traverser plusieurs États pour trouver une clinique, ou mener à terme des grossesses imposées. Bien qu’il s’agisse d’un contexte démocratique, cela revient à ôter aux femmes le contrôle de leur corps, un élément souvent présent dans les dystopies (on pense à The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood). Cette inversion soudaine d’un droit acquis de longue date illustre la fragilité des libertés reproductives face à des majorités politiques conservatrices, et comment même des sociétés libres peuvent connaître un retour en arrière dystopique sur les droits individuels.
Ailleurs dans le monde, on observe encore des cas de stérilisations forcées ou contraintes en dehors des cadres légaux. Par exemple, des rapports signalent qu’en Ouzbékistan dans les années 2000-2010, des milliers de femmes ont été stérilisées à leur insu après leur accouchement, dans le but de contrôler la croissance démographique. Au Japon, jusqu’en 1996, une loi eugénique a permis la stérilisation de personnes handicapées sans consentement (le gouvernement a dû indemniser tardivement les victimes). Dans certains pays européens jusque dans les années 2010, les personnes transgenres devaient se faire stériliser pour obtenir un changement d’état civil (violation reconnue depuis comme contraire aux droits humains). Ces pratiques, bien qu’en recul, démontrent que l’idée eugéniste de “purifier” ou de contrôler la population n’a pas totalement disparu.
En résumé, les risques biotechnologiques ont deux visages. L’un, tourné vers l’avenir, où l’hubris scientifique pourrait conduire à jouer aux apprentis sorciers avec le génome humain (creusant les inégalités ou provoquant des dommages irréversibles). L’autre, bien ancré dans le présent, où des régimes oppressifs utilisent la science et la médecine comme instruments de contrôle de la population (limiter qui naît, qui a le droit de procréer, etc.). Ces deux visages se rejoignent dans la figure inquiétante de l’eugénisme, c’est-à-dire la négation de la dignité intrinsèque de chaque être humain au profit d’une vision utilitariste ou suprémaciste de la vie. La vigilance éthique et le respect des droits fondamentaux (liberté de reproduction, consentement libre et éclairé, non-discrimination génétique) seront essentiels pour éviter que ce domaine aux promesses extraordinaires ne sombre dans la dystopie.