Gouvernance autoritaire et dérives du pouvoir : vers le nouvel âge des dictateurs ?

La démocratie en recul : Les dernières années ont été marquées par un phénomène de recul démocratique et de montée de régimes autoritaires ou illibéraux un peu partout sur la planète. Au-delà des indicateurs généraux (rapports de Freedom House, V-Dem, etc.), des événements concrets témoignent de cette tendance : coups d’État, dirigeants changeant la constitution pour s’éterniser au pouvoir, érosion de l’indépendance des institutions, persécution des opposants. En 2020-2023, plusieurs coups d’État militaires ont renversé des gouvernements élus (par ex. au Myanmar en février 2021, où l’armée a mis fin brutalement à 10 ans d’expérience démocratique ; au Mali en 2020 et 2021 ; en Guinée en 2021 ; au Soudan en 2021 ; au Burkina Faso en 2022 ; au Niger en 2023). Ces retours des militaires traduisent un affaiblissement des normes démocratiques dans certaines régions, alimenté par l’instabilité et parfois la complaisance de grandes puissances. Dans d’autres pays, pas de putsch armé mais un vidage progressif de la démocratie de l’intérieur : des dirigeants élus utilisent leur mandat pour démanteler les contre-pouvoirs, changer les règles électorales à leur avantage, et s’assurer une domination prolongée.

Concentration du pouvoir personnel : Un trait marquant de la période récente est la tendance de plusieurs chefs d’État à supprimer les limites de mandat ou à se proclamer dirigeants à vie. Le cas de la Chine est emblématique : Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2012, a éliminé en 2018 la règle constitutionnelle limitant la présidence à deux mandats de 5 ans. En octobre 2022, lors du XXe Congrès du Parti communiste chinois, Xi a obtenu un 3e mandat de secrétaire général (du jamais vu depuis Mao) et s’est entouré exclusivement de fidèles, consolidant un pouvoir personnel quasi absolu. La propagande le décrit désormais comme le “leader du peuple” et sa pensée est inscrite dans la constitution – des signes d’une dérive vers un culte de la personnalité et une autocratie néo-maoïste. En Russie, Vladimir Poutine a également modifié la constitution en 2020 pour “remettre à zéro” son compteur de mandats, lui permettant de potentiellement rester au Kremlin jusqu’en 2036. Il a éliminé ou neutralisé toute opposition sérieuse (Alexeï Navalny, principal opposant, a été empoisonné puis emprisonné sous des accusations montées de toutes pièces, et purge actuellement plus de 11 ans de détention avec d’autres charges en cours). En Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis 2003, a transformé en 2017 le régime parlementaire en un système présidentiel sur-mesure et s’est fait réélire encore en 2023, entamant de facto un troisième décennat de règne ininterrompu. En Hongrie, Viktor Orbán a bâti depuis 2010 un « État illibéral » où, bien qu’il y ait encore des élections, le jeu est fortement biaisé en faveur du parti au pouvoir (redécoupage électoral, mainmise sur les médias, asphyxie financière des communes d’opposition). Au Salvador, Nayib Bukele, jeune président populaire, a surpris en s’ouvrant la voie pour briguer un second mandat en 2024 malgré l’interdiction constitutionnelle – profitant d’une Cour suprême acquise à sa cause – ce qui fait craindre une pente autoritaire dans ce pays autrefois tumultueux mais démocratique depuis les années 1990.

On le voit, l’**ambition de s’accrocher au
pouvoir coûte que coûte** est un dénominateur commun de beaucoup de
dirigeants actuels. Cela passe par le contournement des constitutions, le
démantèlement de la séparation des pouvoirs, et souvent par un **nationalisme
populiste** justifiant que “le leader providentiel” reste en place pour le
bien de la nation. Ce culte du chef inamovible fait écho à de sombres périodes
du XXe siècle et incarne une forme de dystopie politique
la fin de l’alternance et la concentration d’un pouvoir sans contrôle.

Répression politique systématique : Dans les régimes autoritaires, toute opposition politique organisée est vue comme une menace à éliminer. On assiste donc à la criminalisation de l’activité politique dissidente. Au Nicaragua, par exemple, le président Daniel Ortega (ancien révolutionnaire sandiniste) s’est mué en autocrate : à l’approche des élections de 2021, il a fait arrêter tous les candidats d’opposition significatifs sous divers prétextes (trahison, blanchiment d’argent…), s’assurant ainsi une réélection sans compétition réelle. Son gouvernement a ensuite fait dissoudre plus de 1000 ONG et associations indépendantes, y compris l’Église catholique locale dont des prêtres ont été arrêtés ou contraints à l’exil. Au Bélarus (Biélorussie), comme vu précédemment, l’appareil policier-judiciaire a décapité la société civile : aucun leader d’opposition n’est libre dans le pays (ceux qui n’ont pas fui sont en prison, parfois condamnés à 10 ou 15 ans), les organisations de défense des droits sont interdites, et même les citoyens ayant osé manifester pacifiquement sont traqués des mois après et emprisonnés. En Russie, depuis l’invasion de l’Ukraine, la répression s’est encore intensifiée : de nouvelles lois punissent toute critique de l’armée ou du conflit, environ 20 000 personnes ont été interpellées pour protestation anti-guerre, des médias indépendants centenaires (Novaïa Gazeta, Dojd) ont été réduits au silence, et des figures d’opposition comme Vladimir Kara-Murza ou Ilya Yachine ont été condamnées à de lourdes peines pour s’être exprimées contre la guerre (25 ans de prison pour Kara-Murza, record depuis l’URSS). Le climat de peur rappelle les purges soviétiques pour certains, renforcé par la propagande qualifiant les opposants de “traîtres nationaux”.

Lois d’exception prolongées : Un autre trait dystopique est la tendance de certains dirigeants à gouverner par l’urgence permanente. Ils invoquent soit une menace sécuritaire (terrorisme, guerre, etc.), soit une crise (sanitaire, migratoire) pour déroger aux procédures normales. Au Philippines, l’ex-président Rodrigo Duterte a institué un état d’urgence contre la drogue qui a servi de couverture à des exécutions extrajudiciaires massives (plus de 6 000 personnes tuées par la police ou des milices dans le cadre de sa “guerre contre la drogue” entre 2016 et 2022). En Égypte, le régime du maréchal Sissi a maintenu un état d’urgence quasi permanent de 2017 à 2021, légitimant ainsi les arrestations sans mandat et les procès militaires expéditifs pour les opposants (plus de 60 000 prisonniers politiques seraient détenus en Égypte). En Tunisie, espoir démocratique après 2011, on assiste depuis 2021 à une dérive autoritaire du président Kaïs Saïed qui, s’arrogeant des pouvoirs exceptionnels sur fond de crise, a dissous le Parlement et gouverne par décret, rétablissant en pratique un régime autocratique dans le pays berceau du “Printemps arabe”.

Autoritarisme numérique et surveillance politique : De plus, les régimes autoritaires d’aujourd’hui disposent de moyens technologiques sophistiqués pour contrôler leur population, ce qui les rend parfois plus insidieux que les dictatures du passé. La notion de “digital authoritarianism” décrit comment des États comme la Chine, la Russie, l’Iran ou même des démocraties illibérales utilisent Internet et les outils numériques pour renforcer leur emprise : censure du web, surveillance de masse des communications (via écoute ou logiciels espions), harcèlement en ligne des opposants, diffusion de propagande ciblée sur les réseaux sociaux, etc. Ces techniques permettent une propagande personnalisée et une répression “à distance” qui évite même de recourir à la force physique tant que la dissidence est tuée dans l’œuf (par la peur ou la désinformation).

Conséquences sociales : La consolidation de gouvernances autoritaires a des impacts sur la société : uniformisation de la pensée (sous l’effet de la propagande et de la censure), corruption endémique (puisque sans contre-pouvoir ni presse libre, les élites se servent sans vergogne, appauvrissant le pays), démoralisation de la population (exil des cerveaux, résignation, chute de la participation citoyenne). Dans certains cas extrêmes, cela mène à l’effondrement de l’État de droit et à la violence : par exemple, en Myanmar, le coup d’État de 2021 a plongé le pays dans la guerre civile, l’armée commettant des atrocités contre la résistance civile (plus de 3 000 civils tués, usage de bombardements sur des villages) et l’économie s’effondrant. Dans une moindre mesure, des pays comme la Venezuela ont basculé en crise humanitaire suite à des années de mauvaise gouvernance autoritaire (pénuries, exode de 7 millions de personnes).

Le spectre de l’“écofascisme d’État” : On peut également évoquer le concept d’autoritarisme climatique
face aux crises environnementales, certains imaginent (ou craignent) que des États optent pour des solutions autoritaires au nom de l’écologie (par exemple, rationnement drastique, limitation autoritaire des naissances, fermeture totale des frontières aux réfugiés climatiques, etc.). Si aucun gouvernement n’a encore officiellement adopté ce paradigme, des mouvements d’extrême droite flirtent avec l’idée d’écofascisme, combinant nationalisme xénophobe et discours écologique. « Ils affirment que la surpopulation est la menace principale pour l’environnement et que la seule solution est d’arrêter complètement l’immigration ou, dans leur frange la plus extrême, de recourir au génocide de certaines populations »[80][81]. La terroriste suprémaciste qui a attaqué deux mosquées à Christchurch en 2019 se réclamait d’ailleurs d’un tel idéologie, justifiant ses meurtres par la préservation de l’écosystème pour les “Européens”. Si, dans un futur de pénuries aggravées par le climat, des dirigeants accusaient les étrangers ou groupes “inutiles” d’être des bouches à nourrir de trop et prônaient des mesures extrêmes, on tomberait dans la plus sinistre des dystopies, mêlant le totalitarisme vert à la barbarie.

Conclusion de cette section : La gouvernance autoritaire et les dérives du pouvoir que nous observons rappellent que l’histoire n’est pas linéaire vers le progrès démocratique – elle peut régresser. Nous voyons réapparaître des schémas qu’on espérait révolus : dirigeants à vie, culte du chef, persécution de l’opposition, volonté de tout contrôler par la peur. La dystopie politique du XXIe siècle pourrait ne pas prendre la forme d’un Big Brother unique gouvernant le monde, mais plutôt d’une multiplication de régimes autoritaires locaux, chacun enfermé dans ses propres mensonges et sa répression, qui en s’additionnant feraient reculer la liberté humaine sur toute la planète. La résistance existe (des peuples continuent de se soulever pour leurs droits, du Soudan à l’Iran, même au prix du sang), mais ils font face à des régimes renforcés par la technologie et la complaisance de partenaires plus puissants. C’est donc un combat global pour l’avenir de la démocratie et de la dignité humaine qui se joue.

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