Contexte historique : La surveillance d’État n’est pas nouvelle – des régimes totalitaires du XXe siècle aux programmes de renseignement pendant la guerre froide, les gouvernements ont longtemps cherché à épier leurs populations. Cependant, les progrès technologiques des dernières décennies ont fait passer la surveillance dans une nouvelle ère, rapprochant la réalité de la dystopie imaginée par Orwell. Caméras omniprésentes, interception massive de communications (révélée notamment par Edward Snowden en 2013), puis explosion du numérique et de l’intelligence artificielle (IA) ont fourni aux États (et à certaines entreprises) des outils sans précédent pour surveiller en permanence les citoyens.
Tendances récentes (depuis 2020) : Au cours des dernières années, la surveillance de masse s’est intensifiée et sophistiquée à l’échelle mondiale. Les systèmes de vidéosurveillance assistés par IA, la reconnaissance faciale, l’analyse des données mobiles et autres dispositifs se diffusent bien au-delà des régimes autoritaires traditionnels. « Les outils de surveillance par IA sous diverses formes se répandent globalement, de la reconnaissance faciale (...) au policing prédictif (...). Malgré des restrictions légales variables, des États autoritaires comme démocratiques les emploient de plus en plus pour suivre, épier, anticiper et même noter le comportement de leurs citoyens »[1]. En 2019, un rapport du Carnegie Endowment recensait au moins 75 pays utilisant activement des technologies de surveillance par intelligence artificielle (caméras « intelligentes », reconnaissance faciale, surveillance policière automatisée, etc.)[2][3]. Cette prolifération touche toutes les régions du monde, des autocraties aux démocraties avancées. Par exemple, de nombreux pays d’Europe déploient des systèmes de caméras dites « safe city » ou des contrôles frontaliers automatisés utilisant la reconnaissance faciale, tandis qu’en Asie et au Moyen-Orient des gouvernements autoritaires investissent massivement dans ces outils pour renforcer le contrôle social[4][5]. La Chine joue un rôle majeur dans cette expansion : les technologies de surveillance liées à des fournisseurs chinois sont présentes dans au moins 63 pays, Huawei à lui seul ayant équipé 50 pays en systèmes de surveillance sophistiqués[5]. En parallèle, des entreprises occidentales (États-Unis, France, Allemagne, etc.) contribuent elles aussi à exporter ces technologies[5].
Cette internationalisation s’accompagne d’une densification sans précédent du maillage de caméras et capteurs. Pour illustration, en 2019 on estimait à 770 millions le nombre de caméras de surveillance dans le monde, dont environ 416 millions en Chine (soit plus de la moitié du total mondial). La tendance suggérait qu’à fin 2021, ce parc mondial atteindrait un milliard de caméras, la Chine à elle seule en concentrant 540 millions[6]. Pékin a déployé un réseau tentaculaire de vidéosurveillance (« Skynet ») présenté comme le plus vaste au monde, combinant caméras haute définition, reconnaissance faciale et analyse big data[7]. Huit des dix villes les plus surveillées de la planète se trouvent en Chine, certaines disposant de plusieurs milliers de caméras par kilomètre carré[8]. Officiellement justifiés par la lutte contre la criminalité ou – plus récemment – par la gestion de crises sanitaires, ces dispositifs suscitent l’inquiétude quant à leur usage politique. La pandémie de Covid-19 a en effet servi de catalyseur : en Chine, mais aussi dans plusieurs États occidentaux, on a vu émerger des systèmes de traçage numérique des individus (via des QR codes sanitaires, drones mesurant la température, etc.) dont certains craignent qu’ils ne perdurent au-delà de la crise[9][10]. Des voix dénoncent un glissement vers un « État de surveillance », où sous couvert d’efficacité et de sécurité publique, les gouvernants « avancent leurs pions » technologiques en rognant la vie privée[9].
Dérives dystopiques avérées : La Chine offre sans doute l’exemple le plus abouti (et inquiétant) de société de surveillance totale. Le régime de Xi Jinping a perfectionné un système orwellien combinant vidéosurveillance omniprésente, crédit social (notation des citoyens en fonction de leur comportement), collecte de données biométriques et collaborations forcées du secteur privé. Des caméras intelligentes identifient les visages dans la rue et peuvent afficher les photos des contrevenants sur des écrans publics pour les humilier. Des logiciels notent automatiquement les commentaires critiques à l’égard du gouvernement et peuvent sanctionner leurs auteurs (réduction de prestations sociales, internement, etc.)[11][12]. Dans la région du Xinjiang, ce système sert à l’oppression des minorités : des algorithmes de profilage ethnique déclenchent des alertes dès qu’un individu ouïghour s’écarte des « normes » fixées, menant à des détentions arbitraires. La surveillance n’est pas que visuelle ou électronique : un quadrillage humain complète le dispositif, les autorités recrutant des résidents pour espionner leurs voisins et rapporter toute « déviance »[13][14].
Bien sûr, les démocraties ne sont pas exemptes de tentations sécuritaires. Aux États-Unis, certaines polices locales ont expérimenté la reconnaissance faciale en temps réel, parfois sans cadre légal strict. Au Royaume-Uni, pays déjà très équipé en CCTV, la police a conduit des essais de caméras à reconnaissance automatique dans les manifestations – suscitant des controverses quant au respect du droit de protestation. La France a récemment autorisé l’usage algorithmique de caméras pour la sécurité des JO 2024, malgré les réserves de la CNIL, ce qui fera office de test pour l’acceptabilité de la « vidéoprotection augmentée ». Surtout, un marché mondial opaque des logiciels espions s’est développé : l’affaire Pegasus a révélé en 2021 que ce spyware sophistiqué, vendu par la société israélienne NSO Group, a servi de « arme de prédilection pour des gouvernements répressifs cherchant à faire taire journalistes, attaquer des militants et écraser la dissidence »[15]. Une fuite de 50 000 numéros ciblés a montré que des États d’un peu partout (Hongrie, Inde, Maroc, Arabie saoudite, Mexique, Rwanda, etc.) ont utilisé Pegasus pour infiltrer les téléphones de reporters, d’opposants politiques, d’avocats ou même de chefs d’État[16][17]. Ces révélations accablantes ont fait dire à Amnesty International qu’il faut imposer un moratoire sur ces technologies intrusives tant qu’aucun garde-fou des droits humains n’est en place[18][19].
En somme, la généralisation d’une surveillance ubiquitaire – qu’elle soit vidéo, numérique ou biologique – fait craindre une bascule dystopique. Lorsque chaque geste est pisté, chaque parole potentiellement écoutée ou analysée par un algorithme, l’espace pour la vie privée et la dissidence fond comme peau de chagrin. La grande question qui se pose est celle des contre-pouvoirs et des garde-fous juridiques : seront-ils capables de freiner ces tendances ? Faute de quoi, nous pourrions voir se réaliser le cauchemar d’une gouvernance par la peur et le contrôle absolu des individus.