Restrictions des libertés civiles : l’espace des droits fondamentaux se rétrécit

Contexte et enjeux : Les libertés civiles – telles que la liberté d’expression, de
réunion, d’association, la liberté de la presse ou le droit à un procès
équitable – forment l’ossature des sociétés démocratiques. Historiquement, ces
libertés ont souvent été suspendues en temps de guerre ou d’urgence (lois
martiales, état d’exception…). Mais normalement, de telles restrictions sont
temporaires et proportionnées. La dystopie survient lorsque l’exception devient
la règle, que la contestation est systématiquement écrasée, et que la peur
instillée par la répression fait taire la société civile. Depuis 2020,
plusieurs tendances laissent penser que l’espace civique mondial se rétrécit
répression violente de manifestations, lois liberticides pérennisant des mesures d’urgence, attaques contre des journalistes et opposants, etc. Freedom House note une érosion globale des droits depuis près de 20 ans et cette décennie 2020 ne fait pas exception[35][36]. En 2023, la liberté mondiale a décliné pour la 18e année consécutive, avec des reculs des droits politiques et civils dans 52 pays (ne représentant pas moins d’un cinquième de la population mondiale)[35]. Désormais, 38% de l’humanité vit dans un pays “Non libre”, contre seulement 20% dans un pays “Libre”[36]. Cette statistique alarmante illustre le reflux des libertés civiles face à des gouvernements de plus en plus autoritaires ou intolérants envers la dissidence.

Criminalisation de la parole et de la presse : Comme détaillé plus haut, de nombreux gouvernements utilisent la législation (anti-fake news, anti-terrorisme, etc.) pour criminaliser l’expression critique. Le résultat tangible est un nombre record de journalistes emprisonnés dans le monde. « 363 journalistes étaient derrière les barreaux au 1er décembre 2022, un chiffre record en hausse de 20% par rapport à l’année précédente »[37]. Des pays comme la Chine, la Birmanie (Myanmar), l’Iran, la Turquie ou l’Égypte figurent parmi les plus gros geôliers de journalistes. En Iran, la journaliste Niloufar Hamedi, qui avait révélé l’affaire Mahsa Amini (jeune femme kurde morte en détention pour un voile mal porté), a été emprisonnée et inculpée pour avoir simplement fait son travail d’information. En Biélorussie, les correspondants de médias indépendants couvrant les protestations post-électorales de 2020 ont été arrêtés en masse, brutalisés et déchus de leur accréditation[38][39]. La liberté de la presse subit donc des attaques sans précédent, affaiblissant le rôle de “chien de garde” du pouvoir qu’elle devrait jouer.

Répression des manifestations et dissidence : L’une des dérives les plus visibles de ces dernières années est la violente répression des mouvements de protestation, y compris dans des contextes où l’on ne l’imaginait pas. Plusieurs exemples marquants illustrent cette tendance dystopique :

  • En Biélorussie, après l’élection
    présidentielle contestée d’août 2020, une vague de manifestations
    pacifiques inédites a déferlé pour réclamer la démocratie. Le régime
    autoritaire d’Alexandre Loukachenko a répondu par une crackdown féroce
    « les forces de sécurité ont arrêté arbitrairement des milliers de manifestants et de passants en quelques jours, et soumis des centaines d’entre eux à la torture et à de mauvais traitements pour étouffer la contestation »[40][38]. En quatre jours, près de 7 000 personnes ont été incarcérées dans des conditions inhumaines, certaines rouées de coups, soumises à des décharges électriques ou même violées avec des matraques[41]. Au moins trois manifestants ont été tués en août 2020 suite aux violences policières[41]. Malgré la poursuite de manifestations pacifiques durant l’automne, la police a continué à sévir, portant à plus de 25 000 le nombre total d’arrestations liées aux protestations en quelques mois[42]. La plupart des figures de l’opposition (candidats, chefs de campagne, militants) ont été jetées en prison ou forcées à l’exil[43][44]. Biélorussie offre ainsi le portrait d’un État qui a « battu ses propres records de brutalité et de répression », n’épargnant aucun pan de la société dissidente[45]. Ce niveau de répression systématique, avec tortures à grande échelle, rappelle les heures les plus sombres du XXe siècle.
  • En Iran, la mort de la jeune Mahsa Amini en septembre 2022 (après son arrestation par la police des mœurs pour un voile mal ajusté) a déclenché un soulèvement national en faveur des libertés des femmes et contre le régime théocratique. La réponse des autorités a été d’une extrême violence : tirs à balles réelles sur les foules, passages à tabac, arrestations massives. Un rapport de l’ONU en 2023 a conclu que ces exactions « constituent des crimes contre l’humanité – meurtres, emprisonnements, tortures, viols – s’inscrivant dans une attaque généralisée et systématique contre la population civile réclamant liberté et dignité »[46][47]. Au moins 551 manifestants, dont 49 femmes et 68 enfants, ont été tués par les forces de sécurité iraniennes lors de cette révolte[48]. Des milliers d’autres ont été blessés (beaucoup éborgnés par des tirs de projectiles) et plus de 22 000 arrêtés selon les ONG. Pire, le régime a instrumentalisé la justice pour terroriser la population : une dizaine de manifestants ont été exécutés après des procès expéditifs, et des dizaines d’autres risquent la peine de mort simplement pour avoir protesté pacifiquement[49][50]. Cette dérive dystopique – un État qui massacre et pend ses citoyens pour se maintenir – montre à quel point les libertés civiles (droit de réunion, de contestation, droit à la vie) peuvent être balayées.
  • À Hong Kong, comme évoqué précédemment, l’autonomie relative et les libertés héritées de la période britannique ont été écrasées en un temps record. La Loi sur la sécurité nationale de 2020 a servi de prétexte à l’arrestation de tous les meneurs pro-démocratie, à la criminalisation de tout slogan ou rassemblement critique, et même à la réforme du système électoral pour écarter les candidats d’opposition. Des journaux indépendants fermés, des syndicats dissous, des bibliothèques expurgées de livres “subversifs” : Hong Kong est passé en deux ans d’une société ouverte à un climat de peur rappelant la Chine continentale. « Pékin a imposé en 2020 à Hong Kong une loi de sécurité nationale aux pouvoirs très larges pour punir les critiques et réduire au silence les dissidents, ce qui a fondamentalement altéré la vie des Hongkongais »[51]. Les cas d’arrestations incluent même de simples citoyens ayant scandé des slogans interdits ou allumé des bougies en commémoration de Tian’anmen. En somme, la liberté de réunion et d’expression y a été anéantie en l’espace d’une année, réalisant une dystopie politique que peu auraient cru possible si vite.
  • Dans d’autres régions, on pourrait citer la répression brutale de manifestations anti-pouvoir en Birmanie (après le coup d’État de février 2021, des centaines de manifestants tués par l’armée en quelques semaines) ; au Soudan (plusieurs massacres de protestataires pro-démocratie en 2019 et 2021) ; en Nigeria (en octobre 2020, l’armée a tiré sur les jeunes manifestants pacifiques du mouvement #EndSARS, faisant des dizaines de morts) ; ou encore en Colombie (en 2021, plus de 25 manifestants tués lors de la contestation sociale, dans un pays pourtant démocratique). Même des pays occidentaux ont connu des controverses sur l’usage excessif de la force face aux mouvements sociaux (par exemple, en France pendant les manifestations des Gilets jaunes 2018-2019, qui ont vu des manifestants gravement blessés par des armes intermédiaires, ou plus récemment lors des marches contre la réforme des retraites en 2023). Dans certaines démocraties, de nouvelles lois dites “anti-casseurs” ou “anti-manifestants” ont été introduites, restreignant le droit de manifester en imposant des conditions draconiennes (au Royaume-Uni, le Police, Crime, Sentencing and Courts Act 2022 permet d’interdire une manifestation jugée “trop bruyante” ou de condamner lourdement les blocages de routes, ce que les défenseurs des libertés ont dénoncé comme une atteinte grave au droit de protestation). Aux États-Unis, plusieurs États ont alourdi les peines contre les manifestants après les mobilisations de 2020 (certains allant jusqu’à accorder l’immunité à des automobilistes qui percuteraient des manifestants sur la voie publique).

Lois d’exception et surveillance des populations : Un autre volet de la restriction des libertés tient à la pérennisation de mesures d’exception. L’exemple de la lutte antiterroriste est parlant : en France, après les attentats de 2015, l’état d’urgence a été prolongé sur deux ans, puis de nombreux pouvoirs dérogatoires de la police (perquisitions sans juge, assignations à résidence, etc.) ont été inscrits dans le droit commun via la loi de 2017. Autrement dit, ce qui devait être temporaire est devenu permanent. De même, la pandémie de Covid-19 a conduit de nombreux pays à instaurer des états d’urgence sanitaire. Si la plupart ont été levés une fois la crise passée, certains gouvernements en ont abusé pour concentrer le pouvoir ou restreindre les droits sans rapport avec la santé. Par exemple, en Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán s’est fait octroyer en 2020 les pleins pouvoirs par décret sous prétexte de Covid, et a continué à gouverner par décrets bien au-delà de l’urgence initiale, utilisant ces pouvoirs pour d’autres fins (comme interdire les changements de sexe à l’état civil, mesure sans lien avec le virus). Dans divers pays d’Asie et d’Afrique, des couvre-feux et interdictions de rassemblement ont servi à empêcher des meetings politiques de l’opposition ou à disperser toute contestation sous motif sanitaire.

Par ailleurs, les technologies de surveillance évoquées précédemment ont été mobilisées contre des militants. Des rapports font état de services de renseignement utilisant le traçage numérique (GPS, caméras, interception d’emails) pour surveiller en continu des défenseurs des droits humains ou des figures de l’opposition, souvent sans mandat judiciaire. Dans certains États du Golfe, l’espace privé est inexistant : les opposants savent que leurs communications sont sous écoute constante, qu’ils peuvent être arrêtés à tout moment pour un tweet critique (ainsi, en Arabie saoudite, une étudiante a été condamnée en 2022 à 34 ans de prison pour quelques messages pro-démocratie sur Twitter, un record aberrant). Ces cas extrêmes illustrent comment le droit à la vie privée et la liberté d’opinion sont piétinés.

Effet global : un climat de peur et d’autocensure. Toutes ces atteintes aux libertés civiles – du tabassage de rue au procès inique en passant par la surveillance omniprésente – concourent à créer une société où le citoyen craint de s’exprimer ou d’agir librement, ce qui est l’essence même d’une dystopie politique. Dans des pays comme la Chine, l’Égypte ou l’Arabie saoudite, beaucoup de gens évitent de parler politique même en privé, de peur d’être dénoncés. La population apprend à “baisser la tête” et à pratiquer l’autocensure. Même dans des démocraties établies, on observe une augmentation de la méfiance : journalistes se protégeant contre l’espionnage, militants usant de messageries chiffrées, etc. La normalisation de ces mesures défensives témoigne d’une érosion de la confiance dans la garantie des droits fondamentaux.

En conclusion de ce chapitre, le contrat social basé sur la garantie de libertés individuelles inaliénables est mis à mal dans de nombreuses régions du monde. La tendance dystopique se manifeste par des États qui veulent des citoyens silencieux, invisibles, dociles, quitte à déployer la violence et la peur pour y parvenir. La vigilance s’impose pour inverser cette tendance, via la pression internationale, le soutien aux sociétés civiles locales et la défense acharnée des valeurs universelles des droits de l’homme.

⬆️